King Kong, Ernest B. SCHŒDSACK et Merian C. COOPER, 1933 (1)

Introduction : séquence de la répétition en “extérieur” jour : attention à l’utilisation, sans recul, de ce type de code, utilisé en particulier pour le scénario. Cette scène de simulation (à plus d’un titre), sensée se dérouler sur le pont d’un bateau, en pleine mer, est tournée en studio, sans mer ni ciel, sans roulis, sans même le son d’un moteur. Nous le verrons particulièrement avec cet exemple, mais ceci doit toujours être interrogé, l’extrait filmique se définit tout autant par ce qu’il montre que par ce qu’il cache.

La bande son est ici, pour reprendre l’expression de Michel Chion, très voco-centriste, c’est-à-dire qu’elle accorde à la voix un rôle majeur. A tel point d’ailleurs qu’à part le cliquetis caractéristique de la caméra, les bruitages sont presque complètement absents. Le cri d’Ann Darrow (Fay Wray), bien entendu, constitue une sorte de climax sonore, illustrant comme le suggère Denham (incarné par Robert Amstrong) son incapacité à réagir face à un tel monstre, proprement innommable (et innommé ici). Une séquence sans la musique de Max Steiner, qui signera avec ce film une des premières partitions fleuve de l’histoire du cinéma, qui en est alors au début du parlant.

Points de vue : extrait dont la combinatoire des points de vue est simple, très lisible. Outre le plan de demi ensemble qui situe l’action sur le pont du bateau, les personnages sont cadrés en plans moyens, américains ou rapprochés. Ce sont tous des plans fixes avec quelques très légers mouvements d’accompagnement. Évidemment, la caméra filmée, dont l’axe d’ailleurs ne “raccorde” pas avec la direction du regard de Denham, redouble en quelque sorte le point de vue des réalisateurs, qui proposent avec King Kong, une mise en abîme de l’acte de filmer.

Narration et hors-champ : la fonction principale de cette séquence est de stimuler l’imaginaire du spectateur. A travers le personnage d’Ann Darrow, l’enjeu est ici celui d’une projection mentale, en dehors du temps et de l’espace de la séquence. Un personnage absent du champ y prend alors une importance capitale : King Kong lui-même. Rechercher, dans cette séquence, de quelles façons (visuelles et sonores) le monstre est suggéré (puisqu’il est hors-champ), est un exercice tout à fait intéressant : le rhinocéros dont parle Denham, mais aussi le mot “bête” employé dès la première phrase, le volume et la teinte de la cheminée sur laquelle les trois matelots sont entassés, représentant une sorte de mesure de la bête, que la lente ascension du regard de l’héroïne précise, ne sont que quelques éléments parmi d’autres nourrissant le fantasme du spectateur. King Kong est, pour le moment, inimaginable.

Le décor, réduit on l’a vu au strict nécessaire, évoque donc un pont de bateau. En assumant ainsi l’artifice, cette “scène” devient une véritable scène de théâtre. Un théâtre à l’italienne, avec spectateurs avisés aux premières loges (le commandant et son second, qui commentent la scène d’un air critique puis inquiet) et peuple ignorant entassé au poulailler (les matelots, qui ne saisissent pas les enjeux de cette répétition générale). Ils sont autour et au dessus d’une scène, scène sur laquelle les deux personnages principaux sont entrés par le bas. La verticalité est donc ici un axe essentiel, tant sur le plan formel que narratif : la place des corps sur cet axe, de Ann qui sort de la cale à King Kong, tellement haut qu’il ne peut encore être représenté. À la fin du film, la chute du grand singe matérialisera en quelque sorte cette verticale, en tombant du sommet de l’Empire State Bulding pour s’écraser sur le sol : “c’est la Belle qui a tué la Bête”.

Le costume de l’héroïne, qui au passage participe de cette théâtralité, est celui de la “belle”. Une belle qui a bien du mal à cacher ses attraits : les seins nus dont les tétons pointent à travers le tissu translucide, mais aussi les galons dorés qui soulignent la taille et dessinent l’aine et l’entrejambe. Une belle qui simule la terreur, si proche en son expression de celle du plaisir… Elle est la féminité incarnée (et la seule femme embarquée), blanche et frêle, alors que le monstre sera le symbole même de la virilité, noir et gigantesque.

Conclusion : L’enjeu est donc celui d’une pure vision. Cette répétition générale nous permet d’anticiper sur le spectacle à venir, qui tentera précisément de rompre avec une certaine théâtralité. L’artifice de cette séquence sert donc la promesse du film, qui est de rendre crédible, au cinéma, l’existence d’un monstre hors normes.