Shining, Stanley KUBRICK, 1980

Introduction : séquence de montage alterné : le père (Jack Torrance, incarné par Jack Nicholson) dans l’hôtel, est littéralement désœuvré, tandis que la mère (Wendy, jouée par Shelley Duvall) et son fils Danny parcourent le labyrinthe à l’extérieur. Les deux ensembles de plans ainsi définis finissent par converger, en un centre mystérieux et inquiétant, habité par un être hors norme.

Cette séquence, composée d’un nombre réduit de plans (9, le carton “Tuesday” qui la clôture constituant le début de la séquence suivante), est structurée comme une poursuite. Une alternance ABAB, avec un fondu enchaîné en plein centre, sur lequel nous reviendrons. La durée des plans vient en particulier du choix d’un dispositif bien connu : l’utilisation de la steadycam, système de caméra portée avec contrepoids qui semble flotter sans à-coups, créant des mouvements comme libérés de la pesanteur, les mouvements d’un corps de fantôme, d’une certaine façon.

Échelles et axes des plans s’organisent ici de façon très rigoureuse. Tout concourt à opposer deux échelles : d’un côté, la figure tutélaire et menaçante d’un véritable monstre, de l’autre de potentielles victimes réduites à l’état de fragiles insectes. La plongée y prend un sens métaphorique évident : on y sent fortement la présence d’un être dominant. Bien sûr, le raccord regard/labyrinthe, tant de fois analysé, tient sa force de l’axe quasi vertical qui a été choisi, mais aussi de l’échelle à laquelle le plan à été tourné (la hauteur exceptionnelle du point de vue), permettant un instant de tromper le spectateur, persuadé de contempler la maquette, et non le décor dans lequel déambulent Wendy et Danny. Mais ça n’est pas la seule plongée sur le labyrinthe : le second plan, décrivant ces deux personnages courir puis entrer dans le labyrinthe, s’immobilise sur une image schématique du labyrinthe, anticipant déjà cet overlook (point de vue imprenable) à venir. La séquence avait d’ailleurs débuté par une plongée sur la machine à écrire (image initialement fondue, dans la version américaine du film, avec un plan de Jack imitant un fantôme). Le film lui-même commence et finit par des plongées (sur un paysage, sur un groupe d’individus).

Le décor joue ici un rôle primordial. Loin d’être réduit à une boite simplement décorative, il participe pleinement au drame. Le labyrinthe, dans lequel nous pénétrons pour la première fois, est une figure (représenté ici de multiples façons : motifs au sol, schéma, maquette, décor végétal…) qui véhicule un cortège d’histoires, à commencer par celle, mythologique et originelle, de Minos. Il est donc assez naturel d’y voir la métaphore d’un voyage initiatique au parcours difficile, et il faut s’attendre à y trouver… le Minotaure. Mais cette approche externe ne doit pas nous fermer les yeux (un autre sens du verbe overlook) et nous empêcher de trouver, à l’intérieur de la séquence, des traces explicites et directement liées au mythe. C’est par exemple au centre du labyrinthe que Jack le Minotaure rencontrera, fantasmatiquement, ces deux futures victimes. À ce stade, il est encore un joueur (il joue à la balle, puis à la poupée, se penchant sur la maquette comme un enfant se penche sur le monde réduit qui stimule son imaginaire). D’ailleurs, la seule phrase qu’il parvient à écrire (nous l’apprendrons plus tard) justifie cet état infantile et regressif (all work and no play makes jack a dull boy, soit beaucoup de travail et peu de loisirs ne réussissent à personne). Mais il est aussi le monstre de la fable, celui qui peut avaler, sans les mâcher, ses petites victimes : le fondu enchaîné au centre de cette séquence dessine, sans ambiguïté, cette figure de l’absorption, les corps de Wendy et de Danny tenant un instant en entier dans celui de Jack (“Je ne le croyais pas si grand”, dira Wendy à la fin, mais de qui parle t-elle vraiment?). Enfin, sur l’assimilation de Jack à un Minotaure (originellement tête de taureau sur un corps d’homme), comment ne pas évoquer ici le plan que Kubrick a enlevé dans la version européenne du film, et qui propose un alignement étonnant entre la tête de Jack et une tête de bison exposée au mur sur lequel il lance sa balle… Ceci accrédite la thèse selon laquelle la version européenne, en retranchant assez systématiquement des éléments explicatifs, est plus “labyrinthique” que la version originale, qu’il est plus difficile d’y trouver sa route. Kubrick souhaitait sans doute nous perdre, nous aussi, au milieu d’un labyrinthe complexe et d’autant plus perturbant.

En conclusion, cette séquence proprement proleptique, dans laquelle tous les protagonistes semblent jouer (à se perdre pour les uns, à se chercher pour l’autre), nous enseigne que le jeu n’est jamais très loin de son corollaire tragique, la mort, qu’il cherche à déjouer. Un “Come and play with us” mortel et terrifiant!