Le Promeneur du Champ de Mars, Robert GUÉDIGUIAN, 2005


Introduction : située au début du second tiers du film, la séquence offre un portrait saisissant et à multiples facettes du Président, incarné par Michel Bouquet. Elle est aussi, comme en miroir, un portrait du jeune journaliste (Jalil Lespert). Il y est, à de nombreux niveaux, question de la dualité.

Structure de la séquence :   Séquence en intérieur composée de 4 parties (arrivée d’Antoine, Antoine et le Président dans la salle de bain, puis dans le salon, Antoine seul dans la salle de bain). Au milieu de la séquence, premier climax (le malaise du Président), auquel répond le second climax, situé à la fin (malaise d’Antoine). À noter que la séquence est “encadrée” par deux portes (ouverte au début, fermée à la fin) et scindée par un raccord audacieux : une ellipse spatiale dont la dimension temporelle est niée par la continuité de la parole. Le mot, le texte comme arme contre le temps, une piste à explorer…

 

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Musique : on peut entendre une musique extradiégétique sur la première partie de l’extrait, qui disparaîtra ensuite. Très “sous-mixée”, elle tend à se fondre à ce décor très solennel. Ce qui semble important à souligner, c’est sa disparition précisément : là où d’autres cinéastes auraient sans doute choisi d’amplifier l’émotion en accompagnant la scène de la salle de bain d’une musique symphonique empathique, Guédiguian préfère la force de mots et d’images sans pathos excessif. Une vision assez “clinique”  et distanciée d’un corps en fin de vie pourrait-on dire.

Le roi nu : Guédiguian s’inscrit ici dans une tradition populaire qui vise à rappeler aux puissants qu’ils sont, malgré leur rang, de simples humains. On pense ici au fameux conte d’Andersen bien sûr (Les habits neufs de l’Empereur). On peut aussi évoquer la pièce d’Evgueni Schwartz (Le Roi Nu) qui, en 1934, s’attira les foudres du régime stalinien. Guédiguian est un homme engagé et cultivé : ces références sont des éclairages précieux, qu’il faut connaître avant d’étudier une telle séquence.

Un portrait à facettes : le portrait kaléidoscopique que le réalisateur dresse du Président convoque dans cet extrait des figures de natures variées : le Kermitterrand du Bêbête-show, la poupée des Guignols, le soldat de Rimbaud, le Général Pétain, De Gaulle et le jeune ministre qu’il était à 30 ans. Robert Antelme vient, dans la seconde partie, parachever ce complexe portrait d’un corps mourant. On peut aussi penser au Marat de David, tableau saisissant d’un corps nu dans sa baignoire, figé à jamais la plume à la main. Ou aux deux Majas de Goya, l’une habillée, l’autre nue, dans la même position. Cette riche galerie éclaire en même temps qu’elle met à distance. Guédiguian, comme le Président vis-à-vis d’Antoine, joue à un jeu de pistes complexe, l’indice côtoyant en permanence l’impasse.

Ce qui intéresse Guédiguian, ce n’est surtout pas le cliché définitif, l’instantané qui fige un instant, qui résume une vie en un seul profil. Bien au contraire, il cherche à donner à voir différentes facettes, en tournant autour de son sujet, tantôt frivole, tantôt grave, taquin, méprisant, drôle ou déprimé. Le film ne tente pas de cerner cette personnalité en la réduisant, mais au contraire en en révélant, sans cesse, les contradictions, contrastes, revirements… C’est d’ailleurs la séquence du film qui propose sans doute le plus grand écart possible : on a d’un côté l’homme nu, intime, dans l’espace le plus privé (la salle de bain). La Président y est désarmé, blessé, littéralement terrassé (les références au Dormeur du Val, ou à Robert Antelme, laissé pour mort, sont là pour le rappeler, sans détour), et de l’autre côté l’homme officiel, redressé, retrouvant toutes ses capacités, jouant même de sa supériorité, sur sa capacité encore intacte à faire vaciller le jeune Antoine.

Point de vue : à de très rares exceptions près dans le film (une scène dans un train vers Liévin, ou bien dans une chapelle, lorsque le Président s’allonge pour scruter la voûte peinte, voir ici), Antoine est institué en témoin des derniers jours du Président. C’est par lui que passe cette exploration d’un corps en faillite doté d’un esprit sain et vif. C’est donc tout naturellement que cette séquence commence par l’arrivée d’Antoine et finira sur lui, enfermé dans la salle de bain. C’est d’ailleurs à ce moment que Guédiguian propose une très intéressante parabole visuelle (le reflet imparfait dans le miroir), qui illustre parfaitement une question que se pose le jeune journaliste tout au long du film : a t-il été choisi pour son talent, ou précisément parce qu’il est un individu “effacé”?

Portrait d’un écorché : finalement, le parcours est clair. L’homme est nu, ensuite couvert (d’un linceul, que l’on retrouvera à la fin de la séquence, comme une trace de plus du passage d’un corps disparu), puis habillé. C’est alors qu’il livre le plus intime, le plus indescriptible (par les mots qu’il lit) : l’intérieur de son corps : les os, les intestins, « la merde » dira Duras. À la façon des poupées gigognes, Guédiguian « épluche » littéralement son personnage, pour nous donner à voir ce qu’il a dans les tripes. Cette autopsie fera finalement vaciller Antoine, qui ne pourra supporter la force des images évoquées par les mots. Parce que la séquence rappelle sans doute l’essentiel pour ce Président lettré : les mots seuls sont éternels. Le corps, lui, est voué à disparaître.

Objets : Quelques objets, littéralement insérés dans la séquence, viennent rappeler ce que les Vanités aiment à dépeindre : vanité des vanités, tout est vanité. Ainsi, les livres, l’horloge ou l’évocation du corps cadavérique de Robert Antelme complètent ce très riche portrait.

Conclusion : l’émotion vient de là, du corps décharné, qui se couvre d’ecchymoses, comme les marques sur le corps d’un christ sacrifié (voir la belle référence à Mantegna, vers la fin du film, dans la Chapelle), dans la verdeur toute cadavérique de la salle de bain. Antoine sera submergé par cette émotion, et cherchera à fuir (à vomir ?), cherchant dans le miroir la preuve de sa propre existence. N’est-il pas en train de disparaître à son tour ? Ne sera t-il pas, au bout du compte, que quelques traces (des squames, à la surface de l’eau)? La porte se ferme (à clé!), miraculeusement : le Président est déjà un fantôme, qui agira longtemps sur l’imaginaire d’Antoine, et des français en général.