2001 l’Odyssée de l’espace, Stanley KUBRICK, 1968


Introduction : cette séquence, située à la fin de la première partie du film (« L’Aube de l’humanité ») a pour principale fonction de décrire le pouvoir du monolithe sur les hominidés. L’un d’entre eux, se distinguant clairement du groupe, semble être le seul à entendre, puis à transmettre, cette leçon «muette» qui l’incite à faire d’un simple objet un outil, puis une arme.

Structure : l’extrait est composé de 4 parties assez simples à identifier :

  • D’abord un plan d’ensemble décrivant un groupe d’hominidés errant et grattant le sol à la recherche de nourriture. C’est l’introduction de la séquence, qui permet simplement de situer action et personnages. Le second plan, qui se raccorde dans l’axe au précédent, permet une focalisation sur ce qu’il faut bien appeler le « personnage principal » de l’ensemble de la séquence (même si, ici, cette notion même est mise à mal par la simple logique : la séquence court en effet certainement sur plusieurs générations. On ne peut passer du statut de découvreur à celui de chasseur puis d’éleveur et de guerrier en quelques journées seulement). Cette focalisation s’opère en particulier grâce au changement de focale, justement, modifiant la profondeur de champ. Dans ce second plan, la couche de netteté s’est réduite, n’accueillant maintenant que cet individu au centre du cadre.
  • Un insert sur le monolithe noir aligné avec le soleil marque le début d’une prise de conscience que le célèbre air de Richard Strauss, Ainsi parlait Zarathoustra vient bientôt accompagner et surligner. Cette partie est de loin la plus complexe sur le plan narratif.
  • La fin du morceau coïncide avec le début d’un autre jour (voire un autre temps, beaucoup plus lointain), traité de manière essentiellement descriptive, et se clôturant au coucher du soleil. On y voit la tribu d’hominidés se repaître de viande rouge.
  • Enfin, une scène narrative, qui décrit l’affrontement de deux groupes autour d’une mare, et la victoire de ceux qui maîtrisent maintenant l’outil devenu arme. La fin de cette partie correspond au plan sur l’os propulsé dans le ciel, dont on sait qu’il se raccordera dans la séquence suivante avec un vaisseau spatial de forme similaire, offrant alors l’un des raccords les plus somptueux de l’histoire du cinéma.

Notons enfin que l’extrait proposé commence par un plan d’ensemble et se conclut par un gros plan sur un objet, façon de passer de la nature (les paysages désertiques) à la culture (l’os, devenu outil et arme).

Musique : s’il est important d’évoquer cette musique épique de Strauss, au sens où elle illustre ici une véritable épopée, il est tout aussi nécessaire de souligner combien cet extrait est par ailleurs marqué par le silence, troublé à la fin par quelques cris et hurlements. Nous assistons là sans doute à la naissance du langage lui-même, les protéines ayant permis, on le sait, au cerveau de se développer (voir à ce sujet les théories d’Yves Coppens, remises ailleurs en question). Mais c’est sans doute aussi dans ce silence symbolisé par le vent que vibre le souffle du poème de Friedrich Nietzsche, qui résonne parfois directement avec cet extrait, qu’on est en droit de considérer comme une adaptation partielle de ce texte.

Nietzsche : abordons, rapidement, cette question du « mythe du surhomme ». Il est vrai que, dans cette séquence en particulier, Kubrick isole un personnage pour un faire un être différent, supérieur aux autres. Par exemple, la modification de la focale et de l’axe dans la seconde partie participe de cet isolement du personnage, en même temps qu’il place la silhouette sur un fond de ciel, et non plus sur un fond de terre. À ce moment, le corps se dresse comme le monolithe. Il est pour ainsi dire relié à l’espace, comme en communication avec lui, plutôt qu’avec la terre qu’il a un instant, symboliquement, quitté.

Temps : le rapport au temps de cet extrait est très important et, il faut le souligner, très spécifique. Le film tout entier (comme son titre même le suggère très directement) est une réflexion sur le temps (le temps de la vie, le temps de l’espèce, le temps de l’espace). Le fameux raccord entre l’os et le vaisseau est en lui-même une réflexion sur le temps et l’évolution.

Il nous faut, pour y voir plus clair, distinguer plusieurs types de temps :

  • Il y a le temps de l’histoire d’une part, le temps du récit d’autre part. Usuellement au cinéma, le temps du récit est plus court que le temps de l’histoire. Ainsi, un film qui raconte toute la vie d’un homme, de sa naissance à sa mort, durera moins longtemps que l’histoire qu’il narre. Ici, dans cet extrait, les parties 3 et 4 correspondent à ce schéma classique : que ce soit la description d’une journée ou celle d’un combat, le récit privilégie les temps forts et use d’ellipses plus ou moins courtes pour ne garder que l’essentiel. Pas ou peu de temps morts, ou de temps distendu, comme on en trouvera par ailleurs dans le film (l’incroyable scène de réparation à l’extérieur du vaisseau par exemple, puis la perte d’un membre de l’équipage).
  • La partie 1 est, pratiquement, représentée en temps réel : l’action accepte la suspension, le temps mort comme celui de la réflexion ou de l’attente. Cependant, parce qu’elle est très courte, cette partie est ici peu significative, au regard de la suivante.
  • La partie 2 est en effet la plus complexe et la plus intéressante à analyser : l’insert sur le monolithe marque en quelque sorte cette rupture, proposant un flash back fulgurant (on vient de voir cette image dans la scène précédente), comme une révélation dans la tête de l’hominidé. Ensuite, le ralenti (nouveau rapport à la temporalité, dans lequel, un instant, le temps du récit est supérieur au temps de l’histoire) souligne et amplifie ce nouveau rapport au temps. En le ralentissant, Kubrick indique combien cette scène est symbolique : il s’agit là de décrire, en quelques plans, une évolution qui s’est étalée sur des centaines voire des milliers d’années : on ne passe pas ainsi, sans transition, de l’état d’herbivore ignorant l’outil à celui de chasseur omnivore! Les inserts sur les animaux s’écroulant sous les coups relèvent eux du flash forward : à ce moment du récit en effet, le singe n’a pas encore tué d’animal, mais il va bientôt le faire. D’ailleurs, le dernier plan de cette partie revient sur le singe face aux ossements du début : la mort de l’animal tombé sous les coups est, pour le moment, une anticipation, peut-être une idée de l’homme singe, à l’état d’embryon. Là encore, il prend conscience de son nouveau pouvoir. Entre la partie 2 et 3, il y a donc une forte ellipse : un temps important est passé, peut-être plusieurs générations, comme le suggère le plan sur les deux jeunes hominidés (au passage, de vrais jeunes chimpanzés, et non des hommes déguisés, qui jouent avec un os, suggérant même un instant la lunette astronomique de Kepler, mais ceci est peut-être une « vision » très personnelle…).

Conclusion : cet extrait du film de Kubrick est, en soi, une manipulation et une réflexion profonde sur le temps, dans tous les sens du terme : les ellipses qui effacent le temps, le ralenti qui le sublime et le souligne, le montage qui le multiplie, le répète parfois, l’étire ou l’accélère, les inserts qui sont autant de retours (analepses) ou d’anticipation (prolepses), les effets de boucle bien entendu (la fin du film lui-même est un retour aux origines). Mais aussi le temps qui passe (avant la célèbre séquence finale, qui condense toute une vie en quelques plans, il y a la mort de cet homme singe près de la mare), le temps qui rythme les journées, par l’apparition et la disparition du soleil. Celle du monolithe n’est finalement qu’un tour de plus, en ces temps où la magie dominait sur la conscience. Cet extrait, c’est l’histoire d’un singe qui devient homme, en comprenant qu’il peut agir sur le temps et l’espace, et non plus simplement le subir.