Alien, Ridley SCOTT, 1979

Introduction : cette séquence est la troisième récurrence d’une série de 7 meurtres. Située aux deux tiers du film, elle tire sa force suggestive du décor très particulier dans lequel elle se situe, de l’insuffisance manifeste de lumière et de la tension et du rythme créés par le montage alterné. Enfin, d’une présence qui rode aux alentours du champ, bien sûr.

Structure(s) : le personnage central, Dallas (incarné par Tom Skerritt), a décidé de poursuivre l’Alien dans le circuit d’aérage du vaisseau, réseau complexe se déployant dans les trois dimensions de l’espace représenté, constitué de conduits parallèles et perpendiculaires reliés entre eux par des « embranchements ». Le capitaine Dallas communique avec le reste de l’équipage, scindé en deux groupes, par trois types de liaisons : sonore (la liaison la plus utilisée), visuelle (le « décrochage » vidéo de la fin en atteste, mais elle apparaît peu dans le montage), et une liaison « radar », sur laquelle nous reviendrons. Le montage propose donc une alternance au rythme croissant entre ces trois lieux (si l’on excepte le plan « intrus » de la salle de calcul, très blanc et déserté par les corps). Ce rythme ajoute à l’architecture précédemment décrite un réseau temporel tout aussi complexe, piégeant le personnage central, mais aussi le spectateur, au centre d’un double labyrinthe particulièrement redoutable. La salle de cinéma ne serait-elle pas directement reliée au réseau représenté, comme un simple prolongement, tant les points de vue « dans l’axe » abondent dans cet extrait ?

Lumière : l’extrait s’ouvre paradoxalement sur une lampe puissante qu’on allume, face caméra. Elle pourrait alors nous laisser penser que le film va, à cet instant, faire toute la lumière sur ce monstre protéiforme. Sa principale fonction est au contraire de nous aveugler, de nous forcer à fermer les yeux, comme Ripley (Sigourney Weaver) le fait à la fin, lorsque toutes les liaisons sont rompues. La séquence est littéralement envahie par les ténèbres, l’ombre y régnant en maîtresse absolue. Nul besoin de redire combien l’inconfort du spectateur n’en est que décuplé, les limites du cadre disparaissant : la bête n’est plus enfermée par le cadre, «frontière entre le visible et l’invisible», elle pourrait à tout moment surgir dans la salle de cinéma elle-même…Les lumières sont ici, très symboliquement, le feu qui protège (comme dans la caverne originelle) ou la lampe torche qui éclaire ce qui est devant (et qui renforce par conséquent les ténèbres derrière soi). Elle est aussi, plus curieusement, cet écran de contrôle que Ripley ignore superbement (alors que son voisin Ash, Ian Holm, y est littéralement rivé), et qui sert donc principalement à éclairer son visage. Elle est enfin ces deux points dérisoires sur un écran radar, représentation très schématique et très lacunaire du réseau d’aérage. On est obligé de penser ici à un jeu vidéo créé la même année que le film, le jeu d’arcade « Pac-Man », l’Alien poursuivant sa victime dans un labyrinthe pour le dévorer. La technologie futuriste par ailleurs très crédible dans le reste du film est ici volontairement défaillante. En effet, comment vraiment aider la victime, qui évolue je le rappelle dans un espace tridimensionnel, avec une schématisation bidimensionnelle ? Tout est fait pour que le spectateur, qui a déjà peu de repères spatiaux se sente, littéralement, perdu.

Espace : l’espace représenté est, nous l’avons dit, un véritable labyrinthe. Les points de vue variés attestent d’ailleurs de la configuration particulière du lieu ; on trouve même, exactement au milieu de l’extrait, un angle extrêmement rare au cinéma, une contre-plongée parfaitement verticale sur un corps. Tout de suite après ce plan vertigineux, une alternance entre quatre plans mérite d’être étudiée. On y voit Dallas, dans deux plans jumeaux, projeter des flammes vers le bas de l’écran. Dans le plan qui suit cette première sortie de champ vers le bas, le raccord se fait en respectant un code usuel, les flammes pénétrant par le haut. Mais, alors que Dallas répète exactement le même geste au même endroit, le plan qui suit montre le jet de flamme, en gros plan, pénétrer par la gauche du cadre. En renversant le code traditionnel, notre difficulté à saisir parfaitement la nature du lieu augmente. Scott amplifie d’autant notre inconfort, et par là même notre peur. Une peur quasi viscérale (et très onirique) de chuter, sans même savoir si c’est vers le haut ou vers le bas.

Alien : la bête n’apparaît directement et très furtivement qu’à la fin de la séquence. Scott sait qu’il a intérêt à ne pas trop en montrer. Après tout, et le ralenti en atteste cruellement, l’Alien n’est jamais qu’un homme affublé d’un costume en latex, assez dérisoire d’ailleurs à la fin du film, Scott faisant alors le choix de le montrer en pleine lumière. Heureusement, la bête est infiniment plus menaçante lorsque qu’elle est suggérée, lorsqu’elle rode dans le hors champ. On le sait, (et l’on doit ce parti pris à l’artiste Hans Ruedi Giger) la bête est une sorte de symbiose réussie entre la matière organique et la machine, entre la chair et l’acier. À plusieurs moments du film, les passagers se posent des questions sur sa taille exacte. Dans cette séquence (et bien sûr à d’autres moments du film, et jusqu’à la scène finale), notre imaginaire est poussé à confondre la bête avec certaines parties du vaisseau lui-même. Ici, tout se passe comme si Dallas évoluait en fait dans les entrailles mêmes de la bête. Par rapprochement, les portes « diaphragme », qui constituent des sortes d’iris, sont comme les yeux de la bête observant et cernant sa victime. La matière gluante enfin que Dallas trouve sur le sol est la trace d’un passage, bien sûr, mais aussi l’annonce symbolique d’une digestion imminente, les intestins dans lesquels il progresse commençant à produire du suc gastrique…

Son, conclusion : la bande son est constituée de dialogues insignifiants (voire risibles, lorsque Dallas suggère, après avoir reniflé la matière gluante, qu’il s’agit « peut-être d’une interférence »…), d’une musique atonale angoissante (Kubrick utilisera, un an plus tard, pour une autre séquence de labyrinthe fameuse, une musique très similaire composée par Wendy Carlos) et de quelques bruitages dont un, en particulier, constitue un équivalent sonore à l’assemblage de matières évoquée plus haut. Ce sont les bruits des portes diaphragme, qui sonnent comme de monstrueuses déglutitions. Évoquons enfin les performances vocales de la véritable « screaming girl », (incarnée par Véronica Cartwright), qui accompagne rythmiquement et musicalement ce crescendo final (comme d’ailleurs le son du radar, sorte d’électrocardiogramme très prochainement plat) dont l’acmé est un larsen, boucle sonore clôturant opportunément une séquence qui ne demande qu’à se répéter, comme le film lui-même, premier d’une longue série.