M Le Maudit, Fritz LANG, 1931

L’analyse porte sur la séquence débutant à 57:30 et terminant à 1:01:11.

Introduction : cette séquence se situe très exactement au milieu de ce premier film parlant de Fritz Lang. Elle constitue, sur le plan narratif, une véritable charnière, dans la mesure où le point de vue bascule alors clairement. Jusqu’ici en effet, seul le spectateur connaissait l’identité du meurtrier incarné par Peter Lorre. À partir de ce moment central, la chasse à l’homme peut véritablement commencer, le personnage principal étant identifié, et même littéralement marqué.

Structure : la séquence se compose en diptyque; d’abord un véritable plan-séquence (puisqu’il prend lieu et place de plusieurs plans), un plan composé de multiples mouvements d’appareil sur l’aveugle qui identifie le meurtrier à sa signature sonore (un air de Peer Gynt, œuvre d’Edvard Grieg), puis qui charge Heinrich, jeune mendiant, de suivre le siffleur. Ensuite une succession de plans décrivant Heinrich qui surveille M, alors accompagné d’une petite fille. D’une façon tout à fait étonnante, se surimpose à cette structure très précise (le plan séquence fait exactement la moitié de la séquence toute entière) un principe d’écriture plutôt audacieux, si l’on considère que le cinéma vivait alors ses premières années sonores : si la première partie de cette séquence fonctionne pour ainsi dire sur le son (les nombreux mouvements de caméra n’offrant jamais au spectateur la possibilité du contrechamp, et le rendant aveugle lui aussi), la seconde partie est majoritairement muette. Si l’on s’attache au personnage de M en particulier, celui-ci semble dans cette seconde partie littéralement appartenir au cinéma muet : on ne l’entend jamais, même lorsque, manifestement, il s’adresse à la petite fille. Une dissociation tout à fait pertinente au regard de la nature psychologique du personnage, comme nous l’évoquerons plus loin. Une dernière chose concernant la composition de cette séquence : elle est insérée au milieu d’une séquence située dans le bureau du commissaire. Pendant ce temps en effet, et avec les moyens qui sont les siens, ce dernier avance lui aussi dans l’enquête. L’étau se resserre sur le meurtrier.

Son : dès son premier film parlant, Fritz Lang fait preuve d’une audace et d’une maîtrise impressionnantes. Loin de se contenter d’utiliser le son comme une simple valeur ajoutée à l’image, il alterne les moments purement visuels avec des séquences reposant essentiellement sur les éléments sonores. Ici, comme on vient de le souligner, il utilise d’abord la musique intra-diégétique (l’air sifflé par M, dont on n’aperçoit que l’ombre fugitive au début du plan) et le dialogue entre l’aveugle et le jeune mendiant. Les bruitages seront quasiment absents de la séquence, à l’exception de quelques pas au début sur le pont en bois et de la sonnette du magasin. Une résonance caractéristique atteste que les dialogues ont été enregistrés en direct, dans les studios fermés qui créent les conditions de cette réverbération significative. Lang a d’emblée saisi comment le son peut, d’une certaine façon, se substituer à l’image, ou bien la compléter. Chez lui, pas de redondance inutile, et le moins d’illustration possible : sons et images jouent deux partitions complémentaires et d’une égale richesse sémantique. Mais le réalisateur continue aussi d’être un réalisateur du muet, et la seconde partie de cet extrait rend bien compte de cette extraordinaire capacité à construire un récit en image, en s’appuyant sur les mouvements à l’intérieur du cadre, sur les mouvements d’appareil, sur une solide combinatoire des points de vue, alternant plans d’ensemble informatifs et gros plans plus symboliques. Le son, dans cette seconde partie, choisit lui aussi la force symbolique du signal (la sonnette du magasin, qui oblige le mendiant à trouver, rapidement, une solution, en même temps qu’elle déchire le silence comme un couteau, redoublant l’attention du spectateur). À la fin, Lang utilise pleinement les moyens spécifiques du dialogue, qui ici justifie une action osée et risquée, alors que l’instant d’avant, et de manière très ostensible, Lang avait montré cet étrange plan représentant M dialoguer avec la petite fille, sans qu’aucun son ne nous parvienne. Peut-on rêver dissociation plus évidente, incompatibilité plus claire, entre le son d’une part (des sifflements sans corps) et l’image ensuite (un corps sans son)?

Symboles : Fritz Lang fait partie de ces réalisateurs qui parviennent à imposer des images fortement symboliques, des images frappantes qui agissent comme des signaux. En ce sens, et parce que ces symboles continuent de fonctionner sous forme de photogrammes, il utilise là des moyens non spécifiques au cinéma, mais plutôt d’ordre pictural ou photographique. Le M de l’affiche en est l’exemple le plus frappant. Cette métonymie en deçà de laquelle il est difficile d’aller, tant elle est économique (Dial M for Murder, dira Hitchcock plus tard, autre réalisateur amateur de synecdoque restrictive) constitue le parangon d’une mise en scène fondée sur l’image signal. Elle résume même le film tout entier, renvoyant à la fois à son titre et à son affiche originale. Elle constitue le centre d’une structure qui fonctionne en miroir (le thème du miroir – ou plus généralement du reflet – serait à approfondir dans cette œuvre focalisée sur une personnalité schizophrénique). Faire le tour du personnage, dans un magnifique mouvement final qui permet de voir la marque dans le dos du personnage, est à ce titre un retournement symbolique évident : M est démasqué, on connaît maintenant son endroit et son envers. Un autre symbole présent dans la séquence (et nous ne parlerons pas de l’ombre du début, d’autres textes y reviennent assez), c’est celui du couteau. Instrument contondant dont Freud a souligné le caractère sexuel évident : il est, pour ainsi dire, le substitut d’un phallus absent ou à l’impuissance manifeste. Lang va encore plus loin que Laughton qui, en 1955, représente dans un cadre analogue le couteau du faux pasteur Harry Powell littéralement traverser l’étoffe de la poche de la veste du personnage incarné par Mitchum, alors que celui-ci assiste à une danse lascive effectuée par une femme qu’il ne désire pas mais qu’il veut tuer. Lang cadre le couteau à cran d’arrêt faisant lui aussi irruption, mais filmé selon un point de vue imposant une métaphore rendue encore plus évidente et vraiment osée : le couteau est alors brandi, face à la petite fille, à la hauteur exacte du sexe de M. L’éclat de lumière qui jaillit à la fin renforce encore cette dimension symbolique d’une arme qui fonctionne, à l’instar de la pomme dans un plan suivant, comme une métaphore d’une rare puissance.

Peter Lorre : Une fois n’est pas coutume, difficile de ne pas évoquer la performance de cet acteur hors norme. La complexité du personnage qu’il incarne rend le film d’une grande profondeur, en même temps que son jeu résiste fortement à l’épreuve du temps. Renonçant presque toujours à extérioriser ses sentiments, il nous oblige à plonger dans cette psyché fondamentalement scindée : il est bien sûr le monstre abominable dépeceur de petites filles, mais il est aussi, à plusieurs reprises, un enfant lui-même, terrorisé par ses propres pulsions. Et cette séquence rend très précisément compte de ce paradoxe émouvant : si M n’est qu’une ombre maléfique dans la première moitié de l’extrait, une ombre qui siffle avant de commettre son meurtre, il est aussi cet adulte doux et attentionné, cet être «pré-verbal» qui peut même à la fin sembler tétanisé, apeuré, face à une petite fille qui le bouscule un instant, alors qu’elle tient le couteau dans ses mains, comme pour le faire sortir de sa torpeur.

Conclusion : Lorsque j’ai décidé, il y a quelques mois, de faire travailler des étudiants sur ce film, et qu’il s’est agi, à l’occasion d’un examen sur table, d’en sélectionner une séquence, j’ai opéré cette sélection comme par hasard. J’ai cliqué une dizaine de fois à l’intérieur de la time-line du fichier, et à chaque fois l’extrait était intéressant, riche, représentatif, inventif… Toutes les séquences de ce film sont intéressantes à analyser, sans exception. Ce qui fait la spécificité de cet extrait, c’est sa position temporelle et sa valeur narrative qui en fait une pliure à l’échelle du film tout entier. Mais je ne peux qu’inciter les amateurs d’analyse filmique à s’arrêter, comme moi, à n’importe quel endroit du récit; à chaque fois, je le promets, ce sera un régal.

Les commentaires sont fermés.