The Knick (S01E03), David SODERBERGH, 2014

Dernière séquence de l’épisode 3 de la saison 1 de la série The Knick, réalisée par Steven SODERBERGH en 2014. Je serai amené à publier de plus en plus d’analyses de séquences issues de séries, territoires de conventions parfois éculées, mais aussi – au moins ponctuellement – nouvel espace d’expression permettant quelques audaces formelles plutôt rafraîchissantes. Ici, le réalisateur de Sexe, mensonges et vidéo ou encore d’Ocean Eleven propose une vision très personnelle d’un standard du cinéma (et ce depuis ses débuts) : une bagarre entre deux hommes.

Structure : D’une durée de 2’30 », la séquence est composée de deux segments de durées égales. Le premier segment est constitué de deux plans (un champ et un contrechamp plutôt classique), dont le premier dure plus d’une minute. Il s’agit d’un travelling latéral droite gauche en caméra portée, à la dominante sépia (sur ce parti-pris colorimétrique, la série manque parfois de nuance…) et à la faible profondeur de champ. Le champ/contrechamp structure lui aussi, avec un plus grand nombre d’alternances, un second segment beaucoup moins classique, centré lui aussi sur la figure d’Algernon EDWARDS, incarné par André HOLLAND, mais représenté très différemment.

Profondeur de champ et lumière : La série toute entière est marquée par une profondeur de champ minimale, imposant le flou dans la majeure partie de l’image. Comme par ailleurs la majeure partie des séquences se déroule en intérieur, et surtout de nuit, dans une pénombre faiblement éclairée (en ce début de XXe siècle, l’électricité s’installe peu à peu dans les villes et les bâtiments), The Knick offre au spectateur une image fortement marquée par l’indéterminé, catégorie chère à Umberto ECO, comme nous l’avons déjà évoqué (L’Œuvre Ouverte, encore). C’est une des possibilités offertes par ce type de production « au long cours » : permettre à l’équipe artistique d’expérimenter ou, pour le moins, de ne pas se conformer aux usages usuels en matière de production télévisuelle. Cette fin d’épisode tourne par ailleurs le dos à la tradition du « cliffhanger » (l’accroche scénaristique située presque systématiquement à la fin d’un épisode dans une série standard), et lui préfère une scène de bagarre ralentie et douce, un oxymoron qui substitue, d’une certaine façon, la suspension au suspens.

Partis-pris : L’abandon d’un code dominant ne veut pas dire que la mise en scène est « improvisée » ou en friche. Au contraire ici, les partis-pris d’écriture sont à la fois limités en nombre et parfaitement clairs dans leurs formes. La bande sonore (nous parlons bien du second segment de cette séquence) fait le choix d’abandonner -complètement – le son in (pas de coups, pas de cris, pas d’ambiance) pour proposer à la place une musique inattendue (des cloches, battues de façon douce et mélodieuse). D’une manière générale, la musique originale créée pour la série fait le choix surprenant d’un anachronisme évident : l’instrumentation et la composition renvoie plutôt à l’univers techno, parfaitement adapté aux errances psychotropiques du personnage principal, incarné par Clive OWEN. Ici aussi, la musique semble faire écho à l’état second du personnage d’Algernon EDWARDS, qui trouve parfois refuge dans l’alcool et l’abandon de tout contrôle et de maîtrise de soi. Cette dissociation entre la bande image et la bande son amplifie clairement l’état mental du personnage, incapable de supporter davantage sa condition de médecin noir dans une Amérique profondément raciste. Comme la musique, il est en avance sur son temps. Ensuite, le montage alterne images gelées, ralentis, ralentis « joués » par les personnages, etc. Enfin, deux points de vue s’imposent ici, tous les deux comme aimantés par la figure du docteur EDWARDS. Ces deux points de vue ont en commun d’accompagner de façon synchrone les mouvements du personnage, comme si la caméra était arrimée au corps de l’acteur. Yeux et nuque résument de façon métonymique le corps du personnage central, la nuque plus que les yeux encore suggérant au spectateur une intériorité bouillonnante et confuse, un flux continu d’informations et de sensations littéralement désorientées, désorganisées. Je suis toujours frappé, au cinéma, par la force qui se dégage d’un corps filmé de dos, surtout lorsque ce corps se résume à une tête, une nuque, la naissance des épaules. Un corps sans face, reléguant le monde aux bords du cadre, qui plus est ici dans l’ombre et le flou. Un monde masqué, avalé par le regard du personnage, sorte d’opposé radical de l’ocularisation interne primaire (la caméra subjective). Aujourd’hui même sort un film qui prend ce parti-pris d' »occultation interne primaire », si l’on veut bien accepter ce néologisme, c’est Le Fils de Saul, de Laszlo NEMES, façon pertinente de s’interroger encore sur les limites de la représentation.

Où l’on voit comment, par le recours à des formes visuelles et sonores peu courantes, on cherche à traduire un état mental complexe, mélange de rage et de désespoir, poussant un personnage usuellement brillant et policé à une violence primitive, à la fois aveugle et sourde. Un corps qui renonce quelques instants au verbe pour se livrer à la sensation et au vertige de l’animalité.