Le Silence, Ingmar BERGMAN, 1963

(Vous trouverez ici une version originale sous-titrée de cette séquence, mais de moins bonne qualité)

Séquence d’ouverture du film Le Silence d’Ingmar BERGMAN, réalisé en 1963. Voilà longtemps que je voulais dire quelques mots de ce cinéaste pour le moins intimidant. Le cinéma de BERGMAN est, à l’échelle même de chacun de ses plans, d’une ampleur rarement égalée. L’impression qu’il peut produire est difficilement définissable, mélange de mystère, de profondeur, de rigueur et de beauté. Éternel, puissant, mélancolique, plastique, littéraire, philosophique. Cette séquence est selon moi très représentative de la manière bergmanienne, absolument unique, immédiatement identifiable. Je n’ai rien trouvé de mieux que cette accumulation d’épithètes pour exprimer avec des mots ce que ces images et ces sons si précisément agencés produisent en moi, et qui relève de la sensation pure.

Rêve : Le cinéma de BERGMAN entretient avec le rêve une relation très étroite. Parce qu’il représente parfois des rêves, mais aussi parce qu’il se construit à la façon des rêves, mélangeant réel et imaginaire sans évidentes ruptures ou discontinuités, au contraire tissant ensemble des matières d’ordinaire plus nettement isolées. Parce qu’ici le cinéaste a construit son scénario sur la base de certains de ses propres rêves. D’ailleurs le film s’ouvre sur des corps endormis ou somnolant, pris dans cet entre-deux propice aux errements et aux troubles. Et si l’on se frotte les yeux pour mieux voir, le monde demeure insaisissable, à la fois englobant et lointain.

Train : Comme on le dit dans La Nuit Américaine, cette première séquence « avance dans la nuit ». Mais il faut noter combien le code usuel (la façon dont le cinéma, en général, représente des corps embarqués dans un train en mouvement) est ici réinventé, résumé sur le plan sonore à un faible sifflement uniforme, et débarrassé des indices habituels (défilement rapide du paysage, secousses rythmiques visuelles et bruitées, etc.). Outre ce son en nappe distante dessinant un véritable horizon sonore, on devine à peine, en arrière plan, des monts lointains et presque immobiles. Le cinéaste ne cherche aucunement à nous imposer le train dans son entière matérialité, le réalisme s’effaçant ici au profit de quelques signes discrets et néanmoins indispensables à la dramaturgie du cadre et des déplacements : porte, vitres, poignées, compartiments, couloirs. Ce sont avant tout les corps qui habitent le cinéma de BERGMAN, des corps qui rêvent, qui dorment, qui suent, qui souffrent, et qui peinent à exister.

L’enfant : La séquence (et une bonne partie du film) est comme vue à la hauteur et à travers les yeux du jeune Johan1, dont la caméra suit scrupuleusement les déplacements et anticipe ou concrétise les visions. Car Johan est un voyant qui explore son environnement avec les yeux d’un chercheur, et parfois même d’un inventeur. Il est un spectateur du monde, ouvrant les yeux face caméra puis déambulant mollement dans ce petit espace clos sur lui-même et ouvert sur un monde réduit qui défile et s’enfuit. Un monde impossible à déchiffrer (« Qu’est-ce que ça veut dire? / Je ne sais pas« ). Un monde étranger, dans un temps flottant et sans ancrage précis. À quatre reprises, son visage, de face, sera maquillé par les motifs des vitres des compartiments, lui dessinant un masque de sorcier qui nous rappelle que chez BERGMAN le rituel n’est jamais loin. Le rituel, le sort, les mystères de signes indéchiffrables qui forment le paganisme parfois sauvage de cette « trilogie de l’absence de Dieu« . Ce masque, en quelque sorte, lui donnera le pouvoir de comprendre. De comprendre qu’une guerre se prépare ou se déroule déjà, une guerre dont les preuves tangibles ou fragiles s’accumulent ici : des hordes de chars, filmés comme des jouets jaillissant de l’imaginaire de l’enfance, des hommes en uniformes, noirs et menaçants, et des femmes blanches toutes de peaux et d’humeurs : sueur, crachat et sang mêlés.

Femmes : Impossible de ne pas dire quelques mots des personnages féminins du cinéaste suédois, souvent sublimes, puissantes d’intelligence, de volonté ou d’abandon, sensuelles et insatisfaites, ou insatiables. Ici, elles sont moites, engourdies, indolentes, comme au sortir de l’amour. Leurs gestes sont doux et pourtant déterminés, et leurs expressions intériorisées ou absentes. Blanches deux fois. Elles sont, elles aussi, masquées, impénétrables. Et je veux bien qu’on l’entende aussi sexuellement. Le film à ce sujet est parfois radical, osé, à mille lieux des usages là encore, même si subsistent ici ou là les traces d’une morale qui juge que le sexe sans amour est un enfer. Dans cette séquence d’ouverture, les deux femmes respirent fort, soufflent et souffrent en silence, pensent et veillent. Leurs corps sont cadrés sans ambiguïté, avec le regard de celui qui sait saisir la beauté à l’échelle des fragments : grains de peau, gorges fendues, chignons sophistiqués à peine défaits, tailles et hanches serrées, avec une grande variété d’axes qui sont autant de tentatives de reformulations du corps féminin, en ces temps riches en expériences cinématographiques.

Réflexivité : Le cinéma de BERGMAN est souvent réflexif. Le cinéaste rode, au bord du cadre, laissant son ombre affleurer, son souffle soulever les étoffes, son regard façonner les lumières et les ombres. Mais ici, chaque image, chaque plan semble être à la fois représentation du monde et méditation sur l’acte de filmer. Johan est l’incarnation du spectateur, nous l’avons dit, et le train est ici le lieu, littéral, de la projection. Cabine, salle, écran, spectacle en mouvement. Projection des corps dans la nuit, projection du monde aux fenêtres, projection annoncée par une stroboscopie qui dessine comme des perforations dans la nuit. Johan se colle aux vitres et forme un cadre avec ses mains, tentant de résumer un monde trop grand, trop complexe, de façon à essayer de le rendre intelligible.

Je songe à l’instant (oui, c’est un cinéma qui rend songeur) à cette fameuse pensée de Paul CÉZANNE, recueillie par son fils : « Pour l’artiste, voir, c’est concevoir, et concevoir, c’est composer ». Il n’y a pas, chez BERGMAN, de plan ou d’image qui échappe, ne serait-ce qu’un peu, à la composition, à la pré-conception. Même perçu par une fente, un interstice, le monde dans ses films est à la fois ramassé et vaste, à la façon du coup de pinceau d’un calligraphe.

1 : J’ai toujours pensé que Johan partage avec le jeune Danny de Shining de nombreux traits, mais cette analyse comparative reste à faire…