The Revenant, Alejandro Gonzalès INARRITU, 2016

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Ce film sorti début 2016 en France est une super production tournée en décors et lumière naturels, au Canada, aux États-Unis et en Argentine. La photographie a été confiée à Emmanuel LUBEZKI, qui a déjà travaillé avec INARRITU (pour Birdman en particulier), Terrence MALICK (À la Merveille, The Tree of Life, Le Nouveau Monde) ou Alfonso CUARON (Gravity, Les Fils de l’Homme). Deux caractéristiques importantes dans le travail de ce directeur de la photographie, le tournage dans la continuité (ou la pseudo-continuité, comme nous le verrons) et une vision panthéiste du monde.

Structure : Ce court segment, situé au début du film, est issu d’une séquence plus longue de bataille entre le groupe de trappeurs auquel appartiennent les deux principaux héros du film (Hugh GLASS interprété par Leonardo DICAPRIO et John FITZGERALD interprété par Tom HARDY) et une tribu d’indiens Arikaras, dont le chef (interprété par Anthony STARLIGHT) a un rôle important à l’échelle du film. Les 3 protagonistes représentés ici se retrouveront en effet dans la scène finale du film. Sur le plan narratif, le segment est divisé en deux parties principales, l’une centrée sur le personnage de Hugh GLASS et l’autre sur celui de John FITZGERALD, le chef des Arikaras faisant le lien entre les deux. Sur le plan du montage, un raccord visible divise le segment en deux parties, mais il ne faut pas ici négliger les raccords masqués, que le cinéaste et le réalisateur avaient expérimentés ensemble sur Birdman.

Raccords : Outre le raccord cut bien visible indiqué plus haut, et qui constitue clairement une rupture narrative permettant de passer d’un personnage à un autre en les opposant (l’un pense à sauver les hommes, et son fils en particulier, l’autre à sauver les biens, à savoir les fourrures. Deux façons de penser qui s’opposent donc, humaniste et matérialiste), d’autres raccords sont masqués, dans le dessein de créer un effet de continuité augmentant le réalisme de la scène et le sentiment d’immersion. Si l’on observe attentivement les images, on se rend en effet compte du fait que le soleil, assez bas dans le ciel et souvent visible en arrière-plan, est plus ou moins caché par les nuages et change plusieurs fois de position. La scène est en effet, globalement, filmée à contre-jour. Si le soleil, acteur important du film, finit à l’horizon ou presque à la fin de cet extrait, il se situe à des hauteurs variables dans le ciel, en fonction des actions. Un raccord par exemple a été effectué vers 1mn16 au moment du passage d’un cheval qui fait fonction ici de véritable « volet » horizontal : les nuages masquent trop soudainement en effet le soleil au moment du passage du cheval. Un autre raccord évident se situe au moment où le chef Arikara chute de son cheval : la caméra vient d’effectuer un mouvement de suivi très fluide, à la hauteur et à la vitesse du cavalier, certainement réalisé à l’aide d’une grue télescopique, puis les combats qui suivent sont filmés à hauteur d’homme et en caméra portée. À la fin du segment, la caméra est maintenant manœuvrée avec une steadycam, créant cet effet de flottement caractéristique. Autrement dit, et c’est là un véritable enjeu du cinéma contemporain (on l’a vu avec Gravity évidemment), la pseudo continuité participe, comme le choix des décors naturels, à un projet plus global essentiellement réaliste, et qui vient directement d’un domaine cousin, le jeu vidéo.

Immersion : Le spectateur est ici comme projeté sur la scène, le choix d’une caméra portée à hauteur d’homme singeant finalement le point de vue d’un témoin intouchable. En effet, si le point de vue s’apparente à celui d’un observateur, il n’est pas pour autant celui d’un personnage. Entre-deux intéressant, qui fait de la caméra le véritable compagnon de route de cette aventure au long cours. À plusieurs reprises dans le film (et dans ce segment d’ailleurs), l’objectif de la caméra sera matérialisé : par les reflets du soleil (les aberrations optiques appelées flare en anglais), par diverses projections (de sang, de buée) ou par le regard caméra final. Selon moi, il s’agit plutôt de préparer le spectateur à une expérience à venir, et dont l’industrie de l’image fait une grande publicité actuellement, à savoir l’immersion dans un environnement à 360°. Si l’on observe attentivement les mouvements effectués par le cadreur, ils ressemblent à s’y méprendre aux mouvements d’un spectateur équipé d’un casque virtuel, guidé par les informations visuelles et sonores et soucieux de ne rien perdre du spectacle qui l’entoure. Le réalisateur s’est d’ailleurs exprimé en ce sens à propos du film, pour « The Hollywood Reporter » en particulier. L’opposition entre « cinéma centripète » et « cinéma centrifuge » (qui servait à distinguer deux façons de mettre en scène, la première dite « classique » et la seconde « moderne ») n’est plus vraiment efficiente ici : l’action semble se dérouler de façon continue (spatialement et temporellement) tout autour d’un point de vue situé en son centre, si bien que si celui-ci parvient à capter les actions essentielles, il en manque irrémédiablement un grand nombre. Le cinéma du découpage nous a lui habitué à un régime s’apparentant à la logique des « meilleurs moments », sorte de résumé ne conservant que les informations les plus prégnantes. Cette dimension ne disparaît évidemment pas de ce cinéma « mainstream », mais avec une nuance importante, qui laisse entrevoir les possibilités à venir d’un cinéma à l’intérieur duquel il sera bientôt possible de déambuler.

Son : Dominée par les cris, les ordres, les coups de feu et de flèches, la bande son est subtilement tapissée, en arrière-plan, d’une musique de John Luther ADAMS, lui-même inspiré par l’environnement dans lequel il vit, à savoir les grands espaces de l’Alaska. Cette musique, utilisée pour le trailer principal du film, se fait entendre ici plus particulièrement à la fin, lorsque la caméra flotte vers la cabane. Des coups de timbales basses, présents tout au long de la bataille, s’y superposent à intervalles réguliers, à mi-chemin entre l’extra-diégèse (ce sont des sons d’instruments ajoutés au montage et appartenant à la musique du film) et l’intra-diégèse (ils peuvent faire penser – imaginairement – à des tambours tribaux accompagnant la bataille). En salle, ou dans un salon bien équipé, l’expérience sonore immersive est totale, comme le spectateur y est habitué depuis quelques années maintenant, la bande son de cinéma ayant pris une bonne avance sur la bande image sur le terrain de l’immersion.

Prolepses : Le segment ici analysé contient en germe bon nombre de thèmes développés par la suite : la perte du fils, l’opposition GLASS/FITZGERALD, mais aussi le rôle d’« intermédiaire » joué par le chef indien et que le fils de GLASS, métis, incarne clairement en tant que chaînon entre les trappeurs et les indiens, transcendant l’opposition binaire entre natifs et colons. D’une autre façon encore, le court combat entre un indien et GLASS peut évoquer le combat avec l’ours, comme la figure répétée du cheval (chevauché, blessé, tué) trouvera des échos multiples dans le récit à venir.

Conclusion : Avec son compatriote Alfonso CUARON, Alejandro Gonzales INARRITU semble ouvrir la voie d’un nouveau genre de spectacle, le spectacle cinématographique à 360°, dans un environnement sonore et visuel qui apparaît sans limite et sans hors cadre. Un cinéma de l’attraction, au sens où l’entendait il y a longtemps Sergueï Mickaïlovitch EISENSTEIN, et dans le sens duquel travaillent de nombreux acteurs du secteur dans le monde. Il s’agira d’offrir aux spectateurs la possibilité de vivre des expériences d’immersion semblables à celles vécues par les joueurs de jeux de tir à la première personne par exemple. Restera ensuite à régler le curseur de l’interactivité, au risque de rompre plus fortement encore avec un cinéma à la narration linéaire et contrainte, modèle dominant voire exclusif depuis son avènement, il y a un peu plus de 120 ans.