«We're in the flux vortex.(…) Thank you for flying Air Pandora.» 12



Je reviens au caillou d’unobtanium (littéralement : ce que l’on ne peut obtenir). Cet échantillon en suspension est une synecdoque restrictive (forme particulière de la métonymie), petite montagne flottante préfigurant les fameuses «Hallelujah mountains», les légendaires montagnes flottantes 13 de Pandora, l’un des morceaux de bravoure visuelle du film.


Ce ne sont pas les seuls objets ou corps flottants du film. Le film débute (comme de nombreux films) par un survol du monde diégétique (plan caractéristique du cinéma de flux 14). Cependant, la voix-off subjectivise doublement (par sa présence, par ce qu’elle raconte) ce long travelling avant en légère plongée : c’est le point de vue onirique d’un homme oiseau 15. Quelques secondes plus tard, nous surplombons le visage de Jake (incarné par Sam Worthington) et, par un déplacement de la mise au point 16, entre nous et son regard s’opère la délicate fusion de deux petites bulles, deux corpuscules à la nature ambiguë, entre air et eau (nous verrons plus loin ce qui selon moi sous-tend cette idée d’un état incertain). La liste des objets ou corps flottants du film est longue ; ces quelques photogrammes permettent d’en prendre la mesure.




On le voit, l’avatar de Jake est régulièrement confronté à l’expérience du vol (par choix ou par nécessité). Neytiri, personnage principal féminin du film (désincarnation 17 de l’actrice Zoe Saldana) apparaît clairement comme un ange « tombé du ciel », dont les flèches ne toucheront d’ailleurs pas que le cœur des loups qui menaçaient Jake. Dans le film de Cameron, le regard, le point de vue, les objets, les corps, tout peut flotter. Tout doit flotter, en attendant de pouvoir faire flotter le spectateur lui-même. Avatar est un film d’entraînement (sur le modèle des simulateurs de vol), destiné à préparer le spectateur à « piloter » les films des prochaines décennies.


Un processus généralisé de dématérialisation est à l’œuvre (dans ce film particulier, plus généralement dans le monde cinématographique, encore plus largement dans celui qui nous entoure) : parce que les corps ou les objets représentés flottent, mais aussi parce que certains de ces objets n’ont tout simplement pas d’existence physique en dehors de l’écran (abandon – presque total - de l’image-trace). Ensuite, à plusieurs niveaux du dispositif lui-même : dans la salle bien sûr, l’écran prenant - virtuellement - de l’épaisseur. Mais aussi au moment crucial de « la prise de vue », l’image informatique permettant davantage de souplesse que la prise de vue réelle. La prise de vue réelle est elle-même moins contrainte : le nombre de caméras sur un plateau a tendance, ces dernières années, à croître 18, façon de remettre à plus tard (sur le banc de montage) la question du choix du point de vue. Mais allons plus loin : on peut, avec les technologies numériques de captation, imaginer dans un futur proche une sorte de « caméra cube» qui serait le studio lui-même, dans lequel évolueraient les acteurs, et dont les déplacements pourraient être par la suite représentés à partir de tous les points de l’espace. Pour le dire autrement, la caméra n’est plus, dans ce dispositif encore imaginaire, devant l’acteur, mais l’acteur est dans la caméra, devenu ce qu’on appellera peut-être un  « SCD » (studio de captation de données 19). À l’autre bout de la chaîne (dans la salle ou dans le salon), le spectateur sera certainement, et de plus en plus, confronté à un film-environnement dans lequel il pourra lui-même se déplacer, comme on le fait déjà pour certains jeux vidéos, à condition pour le moment d’être équipé de lunettes écrans voire d’un « costume de données 20 ». La limitation ne sera pas d’ordre technologique (le spectateur aura très certainement la possibilité de se déplacer dans un environnement fictionnel sans appareillage spécifique) mais d’ordre dramaturgique, à moins de complètement renoncer à l’idée d’un spectacle partagé par un groupe (en passant, pour certains types de spectacles, de la salle au salon). Cameron le sait : pour le moment, et jusqu’à preuve du contraire, l’immersion balbutiante qu’il propose fonctionnera mieux si le spectateur dispose d’un relais (Jake devenant le double du spectateur, par un jeu d’emboîtement assez classique). Jake est donc un spectateur privilégié invité à vivre une expérience hors du commun, censée le transformer profondément. Cameron, soucieux de filer la métaphore de façon explicite, place à plusieurs reprises son personnage entre le spectacle à venir et nous, continuant de faire de la silhouette en contre jour de Jake notre relais en perception.




Le visage de Jake est à cet instant du film comme le nôtre dans la salle, bientôt baigné du monde bleuté de Pandora. Un monde encore endormi, enfermé dans un aquarium écran. J’ai été frappé à plusieurs reprises, quand j’ai découvert le film, par la conversation secrète qu’il entretient avec The Abyss 21 , réalisé 20 ans plus tôt. Cet Avatar baignant dans son liquide amniotique, et qui joue la mimesis avec celui qui l’observe, mais aussi les créatures lumineuses (les méduses volantes et bioluminescentes), ou encore les montagnes flottantes évoquées plus tôt, provoquant notre imaginaire qui invente soudain un «niveau du ciel» comme on dit «niveau de la mer», faisant de nous les «contre plongeurs» de ce monde en apesanteur. Avatar, en salle, est une expérience kinesthésique, qui relève – au moins ponctuellement -  de l’hallucination. En attendant, Jake est toujours devant son écran 3D, son visage se reflétant joliment sur la poitrine de l’avatar. Ce reflet est à la fois le fantôme du frère mort et la préfiguration du transfert à venir. Cette mise en abîme trouve son achèvement dans la séquence suivante, par un renversement et un changement de nature du dispositif.




Jake doit alors se confier à sa web-cam, afin de «décrire son expérience». Cette fois, la mise en abîme se joue au niveau du médium lui-même : Jake, à la différence de son avatar, est enfermé dans un monde en deux dimensions et en «basse définition», un monde « low-fi » (Cameron a pris soin d’utiliser une caméra moins performante pour le plan «subjectif web-cam»). L’enjeu est donc clair : il s’agit de permettre à Jake de quitter un monde plat et mal défini, pour le projeter dans un monde en 3D et en HD (le monde « hi-fi » pour lequel nous avons payé 3 euros de plus). Un processus d’upscaling 22 qui comporte deux avantages indéniables : Jake, en Na’vi, est doté d’un membre supplémentaire et d’une longue chevelure. Nous y reviendrons bientôt. L’appareil de vision reste donc (au risque de l’épuisement de la figure, plutôt éculée) le vecteur privilégié de cette médiation.

 

12 : « On est dans le Vortex de Flux.(…) Merci d’avoir choisi Air Pandora. » (00 :53 :06)

13 : Dont on a tellement dit qu’elles étaient inspirées du film Le Château dans le ciel d’Hayao Miyazaki, réalisé en 1986. Et pourquoi pas de la peinture de Magritte, « Le Château des Pyrénées », datant de 1959 ? Ou encore, pour remonter plus loin, d’une des multiples représentations de la Jérusalem Céleste, comme celle-ci, datant de la fin du XIVe siècle ? Ce qui est important, c’est que Cameron en propose une représentation très spectaculaire, vertigineuse même, de ce topos.

14 : Comme le souligne Laurent Jullier dans L’Écran post-moderne, publié en 1997 chez L’Harmattan.

15 : Jake, réinicarnation de son frère mort, est le Phénix, qui avait le pouvoir de renaître après s’être consumé par l’effet de sa propre chaleur !

16 : Optique, numérique ? Difficile, voire impossible de le déterminer maintenant, tant les technologies numériques excellent à imiter les formes les plus courantes.

17 : Par une technique appelée motion capture (technique améliorée pour Avatar, et appelée performance capture maintenant), sur laquelle je reviendrai à la fin de cette étude; doit-on inventer un mot ? L’« inpixelation », par exemple? Ou encore « outcarnation » ? Pascale L. me suggère excarnation.

18 : Ridley Scott, dans le making-of du film American Ganster, déclare travailler, le plus souvent, avec 3 caméras et dit en utiliser parfois jusqu’à 12 ou 13…

19 : Le « Time slice », procédé popularisé en 1999 (et non « inventé », comme on peut le lire parfois) par les frères Wachowski anticipe d’une certaine façon cette multiplication des points de vue et des trajectoires de tournage. Mais, par rapport à la très probable mais encore chimérique « caméra-cube », l’ « effet Matrix » fera figure d’ancêtre. Dans le making of de la version collector du film Avatar, l’équipe parle, au sujet du plateau sur lequel ils captaient les performances des acteurs, du «Volume»... Au sujet de cette immersion dans une pièce, Philippe H. me suggère de renvoyer au travail de Maurice Benayoun, et en particulier le système immersif inventé en 1997 et appelé Cave.

20 : Voir Laurence Alfonsi, Le cinéma du futur: les enjeux des nouvelles technologies de l'image, L’Harmattan/Saint-Nicolas, Les Presses de l’université de Laval 2005.

21 : Réalisé en 1989 par le même James Cameron.

22 : Procédé qui, dans le domaine de l’image numérique, consiste à adapter une image à un environnement de meilleure résolution, en inventant littéralement des pixels intermédiaires nouveaux.

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