« Check this out man. Meals on wheels. » 30


Parlons d’abord de transport au sens du déplacement (d’objets, de corps, de données). Au début du film, une métaphore doit nous alerter. Nous apprenons 31 que Jake est en chaise roulante. Le film propose très vite de comparer, visuellement, la taille de ses roulettes (un robot s’exclame « Fais gaffe, petit bolide», un soldat compare Jake à de la «viande à roulettes») aux roues gigantesques des engins de la mine. Il est clair pour ces soldats dopés à la testostérone que Jake n’est pas tout à fait un homme. Tout juste une demi-portion. Une nouvelle fois, par un procédé métonymique classique (qui est ici tout un symbole : Cameron plante quelques flèches dans des pneus gigantesques, comme John Ford nous montrait une couverture indienne dans les premiers plans de La Prisonnière du désert 32), Jake peut constater (et nous à travers ses yeux, nous l’avons dit) que les indigènes sont à priori mal équipés pour résister.




Tout se passe comme si Jake était le spectateur d’un cinéma ancien, forcément déclinant (aux yeux d’une certaine industrie, américaine et dominante). Un spectateur handicapé, entravé, rivé à son siège. Heureusement, la 3D est là, technologie du transport (pour le moment, c’est le spectacle qui fait irruption dans la salle, mais, nous l’avons vu, bientôt le spectateur sera convié à entrer dans le spectacle, tout comme Jake). Pour profiter pleinement de cette nouvelle destination 33, il suffit d’équiper le spectateur d’un exo-pack. Pas très confortable ni très seyant mais indispensable - pour le moment - pour profiter du spectacle.




Revenons à la roue. Un peu plus loin, il s’agit d’opérer le transvasement de l’âme entre deux contenants (ici, deux corps 34). On a toujours besoin de la roue, mais elle se résume maintenant à des cercles de lumière, soulignant une évolution technologique majeure : l’anneau du scanner d’abord (effet numérique ajouté en post-production), et le tunnel de lumière de ce voyage d’un cerveau à l’autre.




Le monde de Pandora, lui, est un monde sans roue, mais pas sans cercle : lorsque Jake et sa petite équipe décident de rentrer en résistance, ils avanceront «loin dans le vortex» (le centre névralgique du réseau, nous le verrons) et passeront 35 alors au-dessus d’arcs plein cintre gigantesques, sortes de vestiges d’un état antérieur de la civilisation Na’vi. Ces porches sont en effet en ruines, ils appartiennent par conséquent à des temps immémoriaux et dépassés. Le monde de Pandora dispose de « portes » beaucoup plus sophistiquées, qui sont clairement du côté de la connexion. On le sent bien, Pandora est une métaphore du monde de l’ordinateur et du réseau 36. Autrement dit, Avatar n’est plus seulement un film par l’ordinateur, il est aussi un film sur l’ordinateur 37. Pandora est, littéralement, un monde scannable (ce que s’empresse de faire la petite équipe de scientifiques en arrivant dans la forêt)  et surtout cliquable. Lorsque Jake découvre pour la première fois la végétation luxuriante de Pandora, il clique sur d’étranges et gigantesques fleurs qui se ferment comme des pop-up. Plus loin, accompagné de Neytiri, les « clics » de Jake allumeront d’autres fleurs, les rendant « actives ». Dans le dernier tiers du film, l’enjeu n’est plus la figure du cercle (dont on a vu qu’elle était le symbole d’une civilisation perdue), mais celle de la toile, d’un réseau au maillage très serré. Une première représentation graphique de la toile existe d’ailleurs... exactement au milieu du film 38. L’avatar de Jake au centre de la toile qui est au centre du film : la figure est touchante de simplicité.





À la fin du film, la civilisation du réseau (un monde aux habitants à la fois interconnectés et connectés à la nature 39) renversera celle de la roue, que Jake quittera complètement en passant d’un corps diminué à un corps augmenté 40. Jake est maintenant, et définitivement, doté d’une queue et d’une étrange tresse. Les roues ne lui sont plus d’aucune utilité.

 

30 : « Regardez. De la viande à roulettes. » (00 : 05 :56)

31 : (00 :05 :00)

32 : Dans ce film de 1956 réalisé par John Ford, une blanche devient squaw, vivant une métempsycose par adoption.

33 : Le film s’inscrit dans une autre tradition : celle du film conçu comme un voyage, à la façon de La Mort aux Trousses, par exemple, qu’Hitchcock lui-même, devenu agent touristique, présentait dans une bande annonce célèbre. C’était le système Vistavision qui était alors l’argument publicitaire. Le film-voyage a beaucoup d’avenir, commercialement parlant.

34 : En version originale, Jake passe de Marine à Na’vi. Amusant.

35 : (1 :48 :20)

36 : Pierre Musso, récent et premier titulaire de la chaire «Modélisations des Imaginaires, innovation et création», parle d’omniprésence de la figure du réseau, à la fois réalité (le web) mais aussi forme de raisonnement (le réseau comme «technologie de l’esprit»). Il était l’invité de l’émission «Place de la Toile» sur France Culture le 28 novembre 2010.

37 : Tron, réalisé par Steven Lisberger en 1982 est le film emblématique et pionnier de cette culture geek, célébrée régulièrement depuis.

38 : (1 :18 :00)

39 : Double connexion qui est le ressort principal des utopies écologiques, sur Pandora ou… sur les plateaux du Larzac.

40 : Voir le travail de l’artiste australien Stelarc, qui estime que le corps humain actuel est « dépassé », et qu’il convient donc de l’améliorer par la technologie.

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