Chat noir chat blanc, Emir KUSTURICA, 1998


Introduction : première apparition de Dadi (petit chef de bande d’une communauté gitane qui vit de divers petits trafics au bord du Danube). Matko accueille Dadi comme un véritable messie, un “bienfaiteur”.

Structure de la séquence : séquence nocturne séparée en 2 parties inégales : extérieur (l’arrivée de la voiture), et intérieur (partie elle-même scindée en deux avec l’arrivée de Matko). Ces deux espaces tendent à exprimer une opposition binaire simple, présente tout au long du film.

 

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Combinatoire des points de vue : il y a 7 ensembles de points de vue : sur Matko et Zare (fils de Matko), sur la voiture, sur Matko par la fenêtre, sur Dadi, sur Dadi et Matko, sur les acolytes, sur le plateau. Les points de vue sur Zare et Matko au début ont une fonction narrative simple : c’est par leur regard qu’est mise en scène l’arrivée de Dadi. Idem pour les points de vue sur la voiture, à ceci près qu’on y ajoute une fonction symbolique : Dadi est un personnage riche et exubérant, qui ne se cache pas (sinon dans son antre, son terrier, mais celui-ci est très voyant et bruyant). Le point de vue sur Matko par la fenêtre de la voiture fonctionne comme une transition entre les deux espaces. L’ensemble des points de vue sur Dadi est le plus complexe (6 axes différents en tout). Il est celui qui apparaît dans le plus d’espaces : sur sa banquette, bien sûr, mais aussi du côté des acolytes (gifle billets), sur le plateau à la fin, avec Matko… (Pour Matko : 5 axes différents). Dadi est clairement filmé en contre-plongée, placé au centre de l’image, sauf lorsque Matko le rejoint.

La description du personnage de Dadi commence par des objets en gros plan à forte valeur symbolique (la voiture, puis la croix remplie de cocaïne). On peut d’ailleurs dire que Dadi est un personnage avant tout défini par des attributs (la voiture, la musique, la croix, l’argent, les fesses, les dès… ces derniers étant d’ailleurs les plus gros plans de l’extrait; il faut toujours interroger les gros plans d’une séquence, c’est souvent très instructif).

Les points de vue sur le plateau sont les plus symboliques (sans corps) : c’est le règne de l’argent et du hasard. C’est aussi le centre de l’espace intérieur (centre visuel mais aussi sonore : l’autoradio y est représenté).

Les acolytes, comme les femmes, ont un rôle décoratif. Ils sont une sorte de cour servile et entretenue. Ils sont aussi les souffre-douleur de Dadi, et les faire-valoir. Il y a d’ailleurs l’idée d’une hiérarchie à plusieurs niveaux dans cette cour (voir le personnage en blanc qui menace celui qui lit). Les femmes sont clairement au dernier rang de cette hiérarchie. Des femmes d’ailleurs réduites, dans un cadrage audacieux, à un fessier. Une métonymie qui ne doit rien au hasard.

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Rapports image/son : la première parole proférée est le nom du personnage de Dadi, crié par Matko, et associé à un « bienfaiteur ».  Il y a aussi la parole « chantée », reprise de la chanson diffusée dans la voiture. À ce moment, il y a un effet « clip » dans les rapports image/son : les deux femmes entrent dans le cadre comme on entre en scène, de façon parfaitement chorégraphiée. La référence au clip rap “belles filles / belles voitures” est évidente. Ces deux filles sont à ce moment-là les « back vocals » d’un « leader », ce qui définit d’emblée comme le meneur de la bande. La parole est l’enjeu d’un pouvoir entre les différents protagonistes : elle circule de façon fortement codée et hiérarchisée, et gare à celui ou à celle qui s’écarte de la volonté du chef, impérieux et arbitraire. On peut parler de « vococentrisme » dans cette séquence (Dadi centrisme ?), mais la musique et les bruits jouent une partition non négligeable.

La musique : c’est une musique d’écran, intradiégétique. Elle arrive avec la voiture, et durera tout au long de l’extrait. Le Pitbull Terrier du titre est une race de chien d’attaque. La musique sert elle aussi à désigner, caractériser le personnage de Dadi, qui s’identifie volontiers à un pitbull (chien d’attaque, forcément dressé pour régner) confortablement installé dans son terrier (la voiture, espace exigu). Façon, encore une fois, de convoquer un animal de plus dans ce bestiaire déjà bien rempli. D’inspiration techno/house, elle s’oppose clairement aux traditions tsiganes. Dadi se veut moderne, de son temps. C’est un vrai “night clubber”. La musique sert à en outre structurer l’extrait, accompagnant les premières actions. En ce sens, elle a plusieurs fonctions : elle est dénotative (elle désigne l’autoradio), narrative (effet de “décor sonore”), empathique (elle nous entraîne dans ce tourbillon d’argent, de sexe et de drogue) et rythmique (en surlignant certains gestes ou actions) .

Bruits : ils ne sont pas nombreux (le résultat d’un choix, donc), et mixés de telle façon qu’on ne puisse les rater. Presque toujours associés à l’image (in, donc) : chien/oies/canetons, bateau, voiture puis croix, reniflement, dés, argent, fenêtre, portière, coup. Ils accompagnent, presque systématiquement et exclusivement, les actions de Dadi, façon, encore une fois, de la placer au centre.

Caractérisation de Dadi : la séquence est la première apparition de Dadan (Dadi), personnage clé du film (cf mariage de sa sœur Coccinelle avec Zare, fils de Matko). C’est donc la fonction principale de cette séquence, ensuite vient la proposition de Matko (d’où la structure de la séquence). “Dadi!” est le premier mot prononcé de la séquence, lui donnant en quelque sorte un titre. Dadi est tout d’abord personnifié par la voiture (imposante, voyante, luxueuse, bruyante). Il arrive tel le messie, sur l’eau. Les oies sont comme celles, sacrées, du Capitole, qui réveillèrent les soldats à temps, pour repousser l’attaque des gaulois. Le « bienfaiteur »Dadi est donc, potentiellement, un ennemi. Il est l’agresseur, l’intrus, le perturbateur.

Rapport à la religion : le crucifix est ici une réserve de cocaïne;  la croix est alors vue à l’envers, façon de caractériser encore le personnage, iconoclaste et blasphématoire. Il semble d’ailleurs cumuler à lui seul les  7 péchés capitaux : la gourmandise, la luxure, il est aussi colérique, avaricieux, paresseux, orgueilleux et envieux. De là à en faire un diable, il n’y a pas loin (le velours rouge des sièges y contribue). Mais un diable de carnaval, qui ne fera plus peur à personne à la fin du film, lorsqu’il finira, littéralement, dans les excréments. Personnage littéralement sans foi ni loi, il aime moins dieu que les jeux de hasard (les dés, symbole d’un monde non préconçu, mais soumis aux lois du hasard). Il est aussi, nous l’avons dit, un roi imprévisible et menaçant, accompagné d’une cour soumise, dans une voiture aux allures de carrosse.

Conclusion : Bien sûr, le portrait est caricatural, burlesque, et le personnage est ridicule ; c’est un personnage qui se prend pour un mafieux scorcèsien, mais qui finit dans un film de Blake Edwards. C’est surtout l’occasion de dessiner un fort contraste entre deux personnages, « costume contre peignoir », reproduisant le schéma dominant/dominé, qui marque l’opposition entre deux mondes, comme le suggère le titre du film lui-même, Chat noir, chat blanc.