Microcosmos, Claude NURIDSANY et Marie PERENNOU, 1995 (2)

Pour accéder à l’extrait : mot de passe « analyse »

Introduction : Une autre séquence du film de Claude Nuridsany et Marie Perennou, Microcosmos, réalisé en 1995 (l’autre séquence étudiée ici). Une scène typiquement hollywoodienne.

Nommer une séquence : pour un exercice proposé à mes étudiants, j’ai appelé cette séquence « Le Baiser des escargots » ; le dvd ou la B.O. du film la nomme « l’Amour des escargots ». Dans les deux cas, les expressions ne sont pas scientifiques : elles renvoient à une métaphore anthropomorphique (c’est-à-dire que ces dénominations, comme d’ailleurs la façon de filmer, humanisent cet accouplement animal).

La séquence comporte 14 plans. Il est important de dire de quelle façon cette séquence est « encadrée » : le plan de prairie qui la précède est un plan récurrent du film, c’est la prairie dans laquelle les deux scientifiques ont choisi de se poser. Ce plan est censé avérer l’unicité du lieu (alors qu’il est, on va le voir, très souvent reconstitué). Le plan qui suit, un travelling gauche droite, est une façon très élégante de sortir du carré d’herbe fraîche qui a accueilli les ébats des gastéropodes, renvoyant au travelling gauche droite lui aussi qui nous y avait fait pénétrer. Jolie composition symétrique donc, renforcée par un second cadre : les fleurs et les tiges qui s’enlacent, métaphore délicate de l’accouplement.

 

microcosmos escargots 3

 

microcosmos escargots 4

 

Il existe un troisième cadre pour cet scène d’amour, puisqu’elle est encadrée par deux autres scènes : le papillon qui féconde, la chenille qui éclot. C’est dire à quel point le montage est solidement pensé, construit.

Structure : Concernant la structure, nous parlerons des 14 plans désignés plus haut. Si vous isolez ces 14 plans en un seul fichier vidéo et que vous cliquez au milieu de l’extrait ainsi délimité, vous tombez sur ce plan :

microcosmos escargots 1

 

Évidemment, ça n’est absolument pas un hasard : ce centre (à plus d’un titre, puisqu’il représente une spirale), hautement symbolique, est une articulation à l’intérieur de la séquence. Ce plan sépare la séquence en deux parties de durées équivalentes : d’un côté l’approche et les premiers « baisers », de l’autre les « corps » qui se dressent dans une étreinte passionnée. La séquence se termine par l’amorce d’un mouvement des deux escargots qui semblent « s’allonger » sur le lit d’herbe. Puis la caméra se retire, presque pudiquement (il est grand temps !!).

La question de la symétrie (on l’a déjà vu avec ce qui encadre cette séquence) est donc au cœur de la composition d’ensemble : n’oublions pas que les escargots sont hermaphrodites (à la fois mâle et femelle). Lors de l’accouplement (on parle d’accouplement réciproque), les deux individus sont pour ainsi dire « identiques », la métaphore du miroir n’est donc pas loin.

microcosmos escargots 2

 

Mise en scène : rapide mise au point sur ce terme :

La locution « mise en scène » a été forgée au début du 19ème siècle (pour le théâtre donc). Il a fallu attendre le milieu du vingtième siècle pour que le cinéma s’empare de cette expression et en précise le sens pour le 7ème art. Le metteur en scène est, à partir des années 50 en particulier, celui qui a une vision personnelle du monde, une vision d’auteur. Il est celui qui contrôle ce qui apparaît dans le cadre. Il y a donc planification, même si l’imprévu peut être, au final, intégré au film.

Concernant le film Microcosmos, il y a indubitablement mise en scène de la réalité, écriture. Les différents moyens de réécriture du réel sont toujours, au cinéma, le montage, les mouvements de caméra, la variété des cadres, la lumière, le décor, le travail de la bande son… Ici comme dans un film de fiction. On ne peut, en effet, imaginer que Claude Nuridsany et Marie Perennou aient sagement attendu que les escargots s’approchent l’un de l’autre, puis s’accouplent… L’accouplement de deux escargots dure en effet une dizaine d’heures, et n’a pas lieu « sur commande ».

Tout d’abord, on écrit un film, constitué de séquences articulées entre elles ; pour cela, comme dans le cadre de la fiction, les deux cinéastes ont réalisé un scénarimage (version francisée du mot storyboard; ici un extrait du story-board de Microcosmos, début du film):

microcosmos storyboard

 

Il faut aussi un bon casting (ici, on a fait venir spécialement des escargots de Bourgogne, réputés pour leur beauté et la succulence de leur chair…). Il faut leur fabriquer un beau décor, avec de l’herbe idyllique, une sorte d’Eden dans lequel notre couple originel va pouvoir s’ébattre. Regardons les deux cinéastes au travail, dans leur studio :

microcosmos studio

Ensuite, il faut donc choisir la bonne période, et provoquer les rapprochements : il s’agit alors de direction d’acteur. Les deux plans les plus dirigés dans cette séquence sont sans aucun doute le plan central (il est même possible que la coquille, à ce moment-là, soit manipulée par des mains expertes…) et le plan final, trop beau pour être vrai (et si on les avait redressés, puis gentiment poussés… ?). À y regarder de près, les éclats de lumière sur les pieds et les coquilles des escargots révèlent plusieurs sources lumineuses : là encore, nous sommes loin de la lumière naturelle solaire…

La bande son, qui fait presque disparaître les bruits de la nature, sublime cette écriture : l’aria chanté par Marie Kobayashi et composé par Bruno Coulais vient, comme un cliché, dire la passion amoureuse. Mais elle fait surtout oublier le son naturel que produirait un tel accouplement, et qui aurait été sûrement moins romantique ! Ce chant colle parfaitement à la composition de l’ensemble, allant parfois jusqu’au mickeymousing ; en ce sens, musique et images jouent aussi l’accouplement mimétique…

Comme dans un film de fiction contemporain, les mouvements des cadres accompagnent ou anticipent les mouvements des corps, constituant une chorégraphie minutieuse adaptée à la situation : « l’amour des escargots », dans Microcosmos, est le « pas de deux » d’un magnifique ballet.

Conclusion : le principal risque, lorsqu’on étudie un tel film, est de se faire piéger par l’illusion du réel, de croire qu’une scène de Microcosmos, parce qu’il est un « documentaire animalier » est forcément prise sur le vif, directement prélevée du milieu naturel. La grande force du premier film de ces deux scientifiques est d’avoir su utiliser les moyens de la fiction, sans craindre on le constate ici de se frotter aux canons du genre, en les mettant au service d’êtres anodins. D’avoir, à chaque fois, et par le biais d’une mise en scène sophistiquée, su créer l’écrin qui rendraient extraordinaires les situations les plus prosaïques.