Gare Centrale, Youssef CHAHINE, 1958

Introduction : Youssef CHAHINE est très certainement le plus connu des réalisateurs arabes. Résolument humaniste et indépendant, il étonne encore par la force et la modernité de son engagement. Même si nous nous focaliserons principalement, dans l’analyse de ce segment, sur la figure du personnage masculin principal, incarné par le réalisateur lui-même, il est impossible d’oublier la force et la modernité du regard que CHAHINE porte sur la société, et sur les femmes en particulier. Femmes libres, indépendantes, parfois même souveraines, elles semblent à elles-seules représenter l’indéniable force politique de son cinéma.

Structure : Pour des raisons pratiques, le segment analysé débute lorsque le couple fait littéralement irruption de l’arrière du train, dans un plan légèrement accéléré. Il termine lorsque le personnage de Kenaoui (Youssef CHAHINE lui-même, donc) est emporté par les infirmiers et disparaît en hurlant, avalé par la foule. Il s’agit donc d’une scène en extérieur nuit se situant sur les voies de la gare éponyme. Dans une première partie, le couple roule sur les rails dans une danse horizontale qui n’est pas sans évoquer un accouplement brutal, voire même un viol (il faut à cet instant précis fermer les yeux pour écouter les cris et les gémissements ajoutés au montage). Ensuite, le personnage principal est comme envouté par le récit de Madbouli, propriétaire d’un kiosque à journaux qui, au début du film se place à la fois en narrateur omniscient et en sauveur, puisqu’il permettra au marginal Kenaoui d’avoir un statut (voire un « rôle », y compris au sens cinématographique du terme, nous le verrons). Enfin, se rendant compte de la supercherie, Kenaoui tentera en vain d’échapper tout à la fois à la camisole et à son destin (au passage, CHAHINE semble suggérer ici de façon amusante que le mariage est une forme d’emprisonnement). Se joue donc ici le terme d’une tragédie justifiée par la frustration, celle de l’impossible assouvissement du désir de chair. La symbolique du couteau, accessoire central de la séquence, est ici sans ambiguïté : il est un substitut rappelant ceux de La Nuit du Chasseur ou de M Le Maudit.

Bande son : Il est frappant (car moins usuel de nos jours) de voir à quel point la bande son est ici rendue autonome, tant les lacunes et les décalages avec la bande image sont nombreux. La figure du train, par exemple, est bien accompagnée par une série de sons métalliques standards, mais la roue glissant sur le rail au moment du freinage par exemple ne produira aucun son, comme tant d’autres objets ou actions du segment. J’en profite pour rappeler combien, en analyse, il est important d’être au moins aussi sensible à ce qui est absent, c’est à dire à ce qui s’éloigne du ou des codes usuels. La bande bruit est donc clairement traitée de façon minimaliste, alors que la musique – comme pour compenser cette pénurie de signes – prend elle beaucoup de place, soulignant les actions ou les anticipant, avec un effet évident de mickeymousing. Au début, elle semble même un instant faire allusion au cirque, autre espace spectaculaire baigné de lumière, convoquant même, imaginairement (et de façon subjective j’en ai conscience), la figure de Chaplin. La partition est plutôt complexe et hétérogène, faisant rapidement se succéder de courts thèmes agissant comme des ponctuations. En ce sens, la musique semble à certains moments combler le vide créé par l’absence de bruit, comme si elle s’y substituait, à l’instar des codes du cinéma muet, à ceci près qu’ici la parole joue un rôle central. Elle prend en effet une place prépondérante, mais en émanant principalement, sinon exclusivement, du personnage de Madbouli, elle indique à quel point, par contraste, le personnage de Kenaoui est fruste, mu par ses pulsions et ses fantasmes. Il est comme captivé (avant l’heure), incapable de raisonner, rendu à un imaginaire dont il est le prisonnier.

Caractérisation : Le personnage de Kenaoui a quitté dans cette dernière scène son bonnet mité. Il est un temps (et pour la seconde fois du film, alors qu’il est le reste du temps une sorte d’idiot gentil et apparemment inoffensif) en position dominante, un énorme couteau à la main. En roulant sur l’aiguillage, la moitié de son visage se retrouve maculé de graisse noire, soulignant alors de façon classique l’ambivalence de sa personnalité : à la fois monstre et enfant, CHAHINE montre que son personnage relève davantage de la psychiatrie que du droit commun. Façon indirecte de condamner la société, et l’intransigeance de certaines de ses règles morales, avant de condamner l’individu, perçu comme une victime incapable d’exprimer et de vivre son désir. Kenaoui n’est pas un corps accompli, il semble n’être la plupart du temps qu’une présence imparfaite et muette. Il incarne, tout au long du film comme dans ce segment particulier, la force du regard lui-même : il est le spectateur d’un monde qui le fascine et le rejette tout à la fois, d’un monde trop vaste et trop complexe, réduit à de simples images épinglées, comme pour tenter, dans un geste touchant et désespéré, de s’en saisir. Un plan illustre à lui seul la force visionnaire du cinéma de CHAHINE, au carrefour de plusieurs genres et de nombreux codes : c’est lorsque Abu Siri, le fiancé d’Hanuma, prend à pleine main la lame du couteau tenu par Kenaoui, geste appuyé et arrêté, souligné par une courte virgule musicale mélodramatique qui vient alors au premier plan du mixage. En toute logique, il ne devrait pas pouvoir ainsi, sans se blesser, retirer le couteau des mains de Kenaoui. Sauf si (c’est l’implicite selon moi de ce plan hautement symbolique) le couteau est inoffensif, caractérisant finalement l’impuissance (au sens sexuel du terme) du personnage. À ce moment crucial du film (son dénouement), le personnage principal se colore d’une touche supplémentaire : sans oublier qu’il a, dans une scène précédente, commis l’irréparable en tuant une femme qu’il a prise par erreur pour Hanuma, il est ici montré comme le mendiant insignifiant du début du film, l’enfant prisonnier de ses songes et de ses jeux. C’est aussi le regard d’un enfant que joue CHAHINE lorsque Kenaoui semble littéralement subjugué par le récit hypnotique de Madbouli : il est alors le spectateur de sa propre défaite, l’acteur figé dans des poses toutes photographiques, comme si le cinéma retournait en cet instant à la fixité des premiers temps. Comme si aussi, et définitivement, Kenaoui choisissait la fiction plutôt que le réel, insupportable.

Réflexivité : Ce segment tire je crois sa force exceptionnelle de la capacité de CHAHINE à hisser son récit à plusieurs niveaux à la fois. C’est bien entendu le dénouement tragique du récit. Mais c’est aussi le moment pour le cinéaste de se jouer des codes théâtraux voire cinématographiques : Gare Centrale, comme ce titre l’indique, constitue le microcosme de la société égyptienne. En ce sens, la gare est le pendant du studio, tant elle peut accueillir de corps, d’accessoires et de récits. Avec la gare, l’imaginaire et l’aventure ne sont jamais très loin. Dans ce segment, CHAHINE semble vouloir nous livrer, in fine, quelques clés : ces projecteurs qui s’allument dans le champ vont un instant aveugler et isoler Kenaoui, mais d’où sortent-ils exactement? De quel hors cadre font-ils irruption? Et ce peuple, ne s’instaure t-il pas en public, en spectateur d’une scène qui se retourne sur elle-même? Madbouli n’est-il pas à cet instant l’incarnation même du metteur en scène, celui qui subjugue par la force et la maîtrise de son récit, de sa direction? Ce travelling arrière précédant Madbouli face caméra illustre bien cet effet miroir. Il y a aussi les rails, qui ont joué et continuent de jouer un rôle particulier au cinéma, étant à la fois sujets et instruments d’une machinerie largement portée sur le déplacement. C’est un moment fort de conscience, mais aussi de conscience de la conscience, pour citer une partie de la définition du mot réflexif, dans le très utile CNRTL (Centre National de Ressources Textuelles et Lexicales).

Conclusion : Par cette capacité à réfléchir sur lui-même, par sa présence à la fois en tant que personnage et en tant que cinéaste, CHAHINE est ici plus vivant que jamais, figure ambivalente, contradictoire, profondément arabe et néanmoins chrétien, classique et moderne, au carrefour de cultures et d’influences variées. Ce miroir qu’il tend à la fin de Gare Centrale, c’est celui qui va permettre à la société égyptienne d’alors de se voir, de se reconnaitre. Et d’être aveuglée : le film sera finalement censuré dans son pays pendant une douzaine d’années. C’est là le propre des grandes œuvres : elles ouvrent les yeux et elles aveuglent, tout à la fois.