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Autour de la table du réfectoire  

Etudions donc cette dernière série, celle des scènes autour de la table du réfectoire : 2 scènes de repas, 1 scène de soin. Ce tableau récapitule quelques-unes des caractéristiques de cet ensemble de 30 plans, durant en tout 6’30" :




La série n’est pas tout à fait de même nature que les deux précédentes ; Xavier Beauvois aurait pu choisir de montrer davantage de scènes de repas, pour insister sur la dimension répétitive de la vie monastique. Au fond, les scènes dans la chapelle suffisent à assumer cette fonction essentielle. Tout se passe comme si le premier repas n’était destiné qu’à préparer le spectateur à la scène du dernier repas, morceau de bravoure du film. Quant à la seconde occurrence de cette série, intervenant après la première irruption des terroristes dans le monastère, elle n’est pas une scène de repas, mais une scène de réconfort et de soins. C’est dire l’hétérogénéité de cette troisième série : un même lieu certes, mais trois fonctions très distinctes. Par contre, la lumière y est cette fois très homogène d’une scène à l’autre, compensant l’hétérogénéité des situations dramatiques.




Le premier repas est traité avec une évidente sobriété. La caméra demeure à l’extérieur de la table en U, à distance respectable des corps, cadrés par 3, par 2 ou par 8. Tandis que, en hors champ à l’exception du plan de demi-ensemble central, l’un des moines fait une lecture sur leur « pauvreté radicale » et l’amertume de la foi, les moines finissent silencieusement leurs soupes et se partagent les deux plats de frites. Il me semble que la scène peut être lue de deux façons totalement opposées : à première vue, il s’agit évidemment de rappeler que peu de moments dans la journée d’un moine échappe à la méditation et à la réflexion sur sa condition. De dire que les moments de repas, comme les moments de prières communes, contribuent à souder le groupe autour d’un même projet. En ce sens, les scènes de dialogues avaient la fonction exactement inverse : permettre l’expression d’appréciations différentes, dans le respect de la parole d’autrui (la démocratie étant alors à l’œuvre, Xavier Beauvois rappelant que leur chef, Christian, a été élu, et qu’à ce titre il a des devoirs avant d’avoir des droits). Mais ce premier repas est l’occasion, je crois, pour le cinéaste espiègle qu’il peut être, de s’amuser un peu : comment ne pas sourire à l’évocation discrète d’un groupe d’hommes se partageant des frites, convoquant de façon indirecte nos propres souvenirs d’écoliers dans le réfectoire de la cantine ? J’ai personnellement été touché par ce rapprochement peut-être très personnel, qui permet de faire sourdre l’enfant derrière la figure d’hommes mûrs ou très âgés. Bien sûr, les visages restent graves (hormis quelques sourires, précisément au moment où l’un des frères distribue les deux plats de frites) et la parole austère, mais les frites contrastent subtilement avec l’ascétisme de leur engagement, comme la bouteille de vin (de façon sensiblement différente) posée devant Frère Luc. Façon de dire que même dans ce choix de dénuement, on ne se refuse pas tous les plaisirs, aussi modestes soient-ils.




Dans la seconde occurrence, traitée en un seul plan, il s’agit cette fois de réconforter les corps par le soin, l’attention tactile et les regards. Scène touchante, au sens premier comme au sens second, les moines sont regroupés derrière la table, dans un plan presque silencieux, Luc donnant quelques indications thérapeutiques sommaires et machinales. La caméra de Caroline Champetier accompagne les déplacements de Christian (encore une façon de lui octroyer une place centrale de personnage principal), dès son entrée de champ à gauche au début du plan. Ensuite, elle effectue 4 panoramiques horizontaux d’ampleurs équivalentes, ne s’arrêtant que lorsque Christian lui-même stoppe son va-et-vient. La menace vient alors de se concrétiser pour les moines, leur univers protégé ayant été investi par les terroristes, provoquant blessures physiques sans gravité (là encore, l’enfance est convoquée, les gestes de réconfort de Luc s’apparentant à ceux d’une mère soucieuse de réconforter son enfant blessé superficiellement), ou traumatismes psychologiques (dont on aura compris qu’ils sont les plus douloureux ; Christophe est alors le plus touché, et sera le frère le plus bouleversé, allant jusqu’au vacillement spirituel, dont il ne se relèvera qu’après la révélation étudiée). Christian, on le comprend, est en proie au doute : puisqu’ils ont décidé de rester, puisque le chef du groupe terroriste vient de lui donner, dans une très belle scène de tissage (au sens où j’ai déjà employé ce terme), la preuve de sa foi, doivent-ils les aider en les soignant ? Ne sont-ils pas, au même titre que ses compagnons, des frères humains? Ce sera d’ailleurs le thème de la discussion qui suivra bientôt ce plan dans le réfectoire. Ne pas les soigner, dit clairement le cinéaste, c’est prendre parti, et ce n’est pas le rôle des moines. Christian, dans son testament final, ira jusqu’à remercier « l’ami de la dernière minute », son exécuteur. C’est l’application ultime d’un enseignement bien connu, présent dans l’évangile de Mathieu, qui dénonce la loi du Talion et propose plutôt de tendre l’autre joue. Beauvois, sans prendre véritablement parti, semble fasciné par cette surhumaine capacité des moines, et de Christian en particulier, à pardonner, ou au moins à ne pas juger.     Nous terminerons cette exploration de quelques-unes des variations à l’œuvre dans le film de Beauvois (la variation conçue donc comme une forme, au même titre que les variations picturales d’un Monet ou d’un Motherwell, ou que les variations musicales d’un Jean-Sébastien Bach par exemple) par une scène emblématique et marquante du film, sans doute la plus emblématique et la plus marquante du film, la scène du repas final, appelée la « scène du Lac des Cygnes ». J’ai résisté à l’envie de nommer cette étude « Des Hommes et des Dieux : un entrelac de signes », en référence à la question du tissage plusieurs fois évoquée. J’y ai résisté parce que le jeu de mots faisait écran, suggérant même une certaine désinvolture. J’y ai renoncé parce que la scène en question est celle qui, pour certaines personnes, cristallise leur rejet du film, jugé parfois ou trop moraliste ou trop naïf. La scène a en effet de quoi surprendre par l’audace de sa composition et la radicalité de ses choix. Beauvois, adepte lui aussi des jeux de mots, disait avant de tourner ce dernier repas qu’il allait enfin pouvoir faire une « mise en cène 15 ». Façon de dédramatiser sans doute l’écueil qui se présentait devant lui, se doutant bien du piège que représentait cette référence biblique, charriant avec elle quantités d’œuvres picturales en particulier (mais aussi des images cinématographiques, des publicités…). Comment en effet s’emparer d’un tel standard en évitant la redite ou la caricature, et prendre le risque de faire s’écrouler le film tout entier, au moment même où le sort des moines était scellé ? C’est à ce genre d’audace qu’on reconnaît un auteur, voire un maître en devenir.





Il y a d’abord le choix de la musique, qui s’est fait dans des circonstances plutôt cocasses et contrastant radicalement avec le mode de vie des moines : alors qu’il goûtait à la production de haschich local, Xavier Beauvois étant alors en repérage au Maroc, le célèbre morceau de Tchaïkovski est sorti aléatoirement de son lecteur mp3. Le cinéaste raconte qu’à ce moment, avec des mots qui ne sont pas sans évoquer la question mystique de la révélation, il a littéralement eu la vision de cette scène : les corps autour de la table, le vin, les gros plans sur les visages. C’est d’ailleurs dans la perspective de cette scène qu’il a, dans la mesure du possible, évité de « griller ses cartouches » auparavant dans le film, en ne s’approchant pas trop des visages, comme nous l’avons déjà dit. Il n’avait que vaguement parlé de cette scène à ses acteurs, leur disant simplement qu’elle était importante pour lui. D’ordinaire, Beauvois tourne très vite, terminant ses journées en avance sur le plan de tournage prévu. Ce soir-là, alors que le tournage devait s’arrêter vers 18 heures, il a terminé à minuit moins le quart, le soir du 31 décembre 2009. Beauvois dit avoir eu l’impression, à ce moment particulier, d’être « devenu le film ». L’expression est belle, surtout lorsqu’on la met en relation avec le discours de Christian sur le mystère de l’incarnation, dans la scène autour de la table de la bibliothèque précédant de très peu cette scène du dernier repas. La mise en scène est d’une limpidité exemplaire : cadrés en pied au début, les moines sont interrompus par l’irruption muette de Luc, deux bouteilles à la main, qui impose alors la musique de Tchaïkovski, se substituant complètement aux autres éléments de la bande sonore. Plus de bruits, plus de paroles. Comme dans un clip ou dans un film muet, la musique ne se fond pas vraiment avec l’image, imposant au contraire sa présence, servant de charpente, de structure au montage des images. Le geste du frère Luc est essentiel : il s’agit, à l’heure où les moines ne se font plus d’illusion sur leur sort, de rompre avec la monotonie de leur vie bientôt achevée. Il n'est pas étonnant que la rupture vienne de Luc, lecteur de Montesquieu 16, dont on aura compris qu'il est celui qui se plie le moins aux règles de la vie monastique, ce qui ne l’empêche pas d’avoir une vie spirituelle intense. Il y a d’ailleurs, dans ce geste d’apporter le vin à la table du dernier repas, une évidente dimension eucharistique. J’aime beaucoup les premiers pas du personnage (à travers lequel, plus que jamais, pointe l’acteur Michael Lonsdale, dont l’apparente bonhomie ne parvient pas à complètement effacer une élégante ironie), juste après avoir lancé cette musique de ballet, il s’approche à petits pas vers la table, les deux bouteilles en main, semblant très subtilement danser en rythme, le sourire au coin des lèvres. « Laissez passer l’homme libre », semble t-il répéter 17, mais de façon muette, comme un danseur minimaliste. Il va ensuite s’asseoir à la table, les autres moines s’asseyant après lui, des sourires attendris, voire espiègles au coin des lèvres. Le reste du repas se déroulera en silence, la scène se découpant en deux parties presque égales. Les visages passent graduellement de la sérénité joyeuse aux larmes, Beauvois nous offrant à suivre les deux faces de cet engagement hors norme qui pousse les moines à se sacrifier, rendant à ce moment palpable l’analogie avec la figure du Christ à l’heure de son dernier repas. La caméra est cette fois placée au centre de la table, à l’intérieur du « U », le point de vue ne se contentant plus d’un témoignage distant. Comme dans la dernière occurrence autour de la table de la bibliothèque, il est temps d’être « à table » avec les moines, façon d’épouser leur sort, de les accompagner, au moins mentalement, dans leur ultime voyage. Avec beaucoup de grâce, la caméra de Caroline Champetier effectue de courts travellings, passant en gros plan d’un corps à l’autre, d’abord cadrés en plans rapprochés épaule. À cet instant, c’est la caméra, en flottant doucement devant ces visages tantôt sereins, tantôt graves, qui fait danser les corps sur la musique enfiévrée de Tchaïkovski. Puis, au moment exact de la reprise du thème, la caméra renonce au mouvement, cadrant plus près encore les visages baignés de larmes pour certains, et pour la plupart tragiques. Beauvois, en cet instant véritablement inspiré, convoque indirectement certains portraits de confréries du XVIIe siècle, par le peintre Frans Hals par exemple. Pour Hals comme pour Beauvois, l’individu, avec ses caractéristiques propres, avec ses différences, a toute sa place au sein d'un tel groupe, dont par ailleurs il s’agit de souligner l’unité, par les accessoires et les vêtements, souvent des uniformes. C’est même un retour à la devise évoquée au début de cette étude : le groupe dans le film est fraternel et égalitaire, mais la liberté, y compris individuelle, est possible. La diversité des attitudes et des sentiments fait écho à ce credo hautement humaniste.

 

15/ Dans l’émission de Jérôme Garcin déjà citée.

16/ On peut voir, à 1h11’20, Christian enlever des mains de Luc endormi l’ouvrage « Les Lettres Persanes », qui met en situation une conversation entre les deux religions, chrétienne et musulmane, dans un esprit de tolérance très avant-gardiste. On peut y lire par exemple : "Ce n'est point la multiplicité des religions qui a produit les guerres, c'est l'esprit d'intolérance de celle qui se croyait la dominante".

17/ Jolie déclaration de Luc à Christian, dans leur scène de dialogue, à 1h12’04.

Analyse du film Des Hommes et des Dieux de Xavier Beauvois, 2010index.html