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Conclusion  

Lorsque j’ai découvert le film, alors presque vierge de toute référence et de tout avis le concernant, cette scène m’a tout de suite frappé (comme beaucoup d’autres spectateur l’ont été). Je dirais même sidéré. J’ai pensé au cinéma muet, ou plutôt à la force d’images muettes accompagnées par une musique certes intra-diégétique mais comme « désancrée » de l’image par un mixage ignorant les bruits et les paroles. J’ai pensé, très précisément, à Eisenstein, à cette façon de cadrer des visages pris dans la tourmente, à s’en approcher jusqu’à ignorer le décor qui les entoure. Des visages comme figés dans des attitudes qui sont autant de tentatives de dire l’indicible, d’évoquer l’immatériel de la pensée et de la vie spirituelle. Après cette scène, Beauvois ne pouvait plus montrer l’horreur de corps décapités, il lui fallait le blanc, qui est à la bande image ce que le mutisme est à la bande son. Il est vrai qu’à certains moments, il faut savoir se taire. Et, précisément, la veille du tournage de la scène prévue, la neige s’est mise à tomber. Le réalisateur, qui tenait depuis le début à montrer les têtes des moines décapités, contre l'avis d'Henry Quinson, ancien trader devenu moine qui l’a aidé dans sa préparation du film, envoie le soir même un SMS à son conseiller : « Après cette tombée de neige, j'ai "entendu'' les frères. Je supprime la scène des têtes coupées. [...] Je suis peut-être un mécréant, mais j'ai mes limites 18».




Le film de Xavier Beauvois se détourne en effet presque systématiquement de l’action et de l’image spectacle, principal moteur de la production cinématographique mondiale. Il se propose plutôt de faire une série de constats qu’on pourrait dire cliniques 19. La figure du corps malade, soigné et surtout allongé est d’ailleurs très régulièrement convoquée. C’est par cette exploration du corps (et de l’iconicité de la représentation d’un corps mort, convoquant la figure du Christ ou celle d’un homme « déifié », comme celui du Che) que Beauvois explore finalement l’âme elle-même, qui reste toujours humaine. Bien sûr, tous les signes sont interprétables (il pleut, il neige, la lumière baigne le monde, autant de phénomènes déchiffrables, de façon plus ou moins rationnelle), et Dieu n’est peut-être pas loin. Mais Beauvois se garde bien de donner à voir des preuves, sauf de l’existence des hommes.

Patrick Le Goff, avril 2011

 

18/ Entretien avec Thomas Baurez pour l’Express.fr, déjà cité.

19/ « Méthode de diagnostic par l'observation directe, et sans l'aide des moyens de laboratoire, du malade alité », définition disponible sur l'excellent site du Centre National de Ressources textuelles et lexicales (http://www.cnrtl.fr).

Analyse du film Des Hommes et des Dieux de Xavier Beauvois, 2010